Dans un précédent article sur le rôle de l’Uke, j’avais introduit l’idée que l’apprentissage de la technique ne se limitait pas à la seule étude du comment l’exécuter (shitachi, tori) mais également, et surtout, comment la recevoir (uchidachi, aite). En ko Budo, cet apprentissage commence toujours par shitachi pour progressivement évoluer vers uchidachi. En shin Budo (Aikido, Judo, Kendo,…), il est mené en parallèle ou, tout du moins, il devrait l’être.
Je voudrais, cette fois, souligner le fait que le cheminement sur la Voie ne se limite pas au seul apprentissage de la technique, même s’il s’agit là d’une évidence. La compréhension des principes qui la sous-tendent n’est pas moins nécessaire et indispensable pour aller de l’avant et progresser sur la Voie. Parce que ce cheminement, si tant est que l’on soit un peu attentif, nous porte, nous invite à considérer, voire à reconsidérer, certains éléments du paysage martial, ou de la didactique martiale que nous avons cessé de regarder, que nous avons cessé d’étudier, par ignorance ou, plus souvent, par suffisance. L’un de ces éléments qui constituent, pourrait-on dire, la toile de fond, le décor du monde martial, est le Rei-Shiki, l’étiquette.
En préliminaire, cependant, il ne paraît pas inutile de rappeler la différence essentielle et, pourrait-on dire, existentielle, entre le Bu-Jutsu, qui constitue l’Art Martial à proprement parler, et le Bu-Do dont la traduction la plus fidèle serait Discipline ou Voie Martiale, à savoir : leurs priorités. En Bu-Jutsu classique, la principale priorité est l’efficacité combative puis, en second lieu, vient la discipline et enfin la moralité. En Bu-Do classique, la moralité est la première priorité, puis la discipline et enfin la forme esthétique. Même si, à bien des égards, le Bu-Jutsu peut être considéré aujourd’hui comme un Bu-Do – dans le sens où sa réalité martiale n’est plus adaptée aux conditions de la guerre moderne – , chacun d’eux dispose d’un reishiki particulier du fait que leurs priorités et leur finalité diffèrent : pour le premier, le comportement et les gestes sont conditionnés par la nécessité de pouvoir répondre instantanément et efficacement à la moindre menace, au moindre signe d’agression, alors que pour le second, du fait de ses implications non-guerrières, le respect de l’étiquette est dicté par des considérations d’ordre essentiellement moral et spirituel.
Bien souvent déconsidéré par bon nombre de pratiquants, par ignorance ou par indifférence, cet aspect de la pratique est de première importance, alors même qu’il n’a aucune application martiale. Il n’est pas, cependant, l’apanage du Budo japonais. En effet, pourrait-on imaginer un grand chef, sous prétexte que sa cuisine est bonne et renommée, servir ses plats dans la casserole où ils auraient mijoté ? Certes, ils ne seraient pas moins succulents. Mais justement pour cela doivent-ils être accommodés de la meilleure façon, pour les mettre encore plus en valeur. Leur présentation concourra donc à créer l’ambiance idéale à leur pleine et totale appréciation. Cette recherche, au même titre que l’apprentissage de la technique, fait partie intégrante de la Voie, du DO, en ce sens qu’elle nous aide à éveiller notre conscience à nos moindres faits et gestes et, finalement, à trouver notre place.
De surcroît, l’observance du Reishiki ne requiert aucune aptitude physique ou intellectuelle particulière de la part de celui qui l’exécute, seulement l’ouverture et la disponibilité de son esprit.
L’Etiquette – Définitions
L’étiquette est l’ensemble des formes cérémonieuses qui marquent les rapports entre les particuliers et qui constituent les règles de comportement et de bienséance à observer dans un cadre donné comme, par exemple : la cour d’un monarque, un lieu de culte, une célébration, qu’elle soit profane ou religieuse, sociale ou privée.
Il est important de préciser que l’étiquette est en rapport aussi bien avec la structure du groupe ou de la société qui l’a instituée qu’avec son histoire et qu’elle implique nécessairement une expérience existentielle. Mais, comme chacun aura pu le constater, plusieurs scénarios peuvent coexister dans une même culture.
Dans la culture japonaise, il existe plusieurs termes concernant l’étiquette, savoir : REISHIKI, REIHO, REIGI, REIGI SAHO.
Tous ces termes sont composés de l’idéogramme REI qui signifie littéralement : salut, salutations. SHIKI signifie « cérémonie ». REISHIKI pourrait donc se traduire par « le cérémonial ».
HO signifie « loi ». REIHO serait donc « l’étiquette » proprement dite puisque s’agissant des lois régissant le « salut ».
REIGI est le terme utilisé par N. Tamura dans son livre : « AIKIDO – étiquette et transmission » :
« REI se traduit simplement par salut. Mais il englobe également les notions de politesse, courtoisie, hiérarchie, respect, gratitude.
REIGI (l’étiquette) est l’expression du respect mutuel à l’intérieur de la société. On peut aussi le comprendre comme le moyen de connaître sa position vis à vis de l’autre. On peut donc dire que c’est le moyen de prendre conscience de sa position.
Le caractère REI est composé de 2 éléments : SHIMESU et YUTAKA.
shimesu : l’esprit divin descendu habiter l’autel
yutaka : la montagne et le vase sacrificiel de bois qui contient la nourriture : deux épis de riz, le récipient
débordant de nourriture, l’abondance.
Ces deux éléments réunis donnent l’idée d’un autel abondamment pourvu d’offrandes de nourriture, devant lequel on attend la descente du divin… la célébration.
GI : l’homme et l’ordre. Désigne ce qui est ordre et qui constitue un modèle.
REIGI est donc à l’origine ce qui gouverne la célébration du sacré. Il est probable que ce sens se soit ensuite étendu aux relations humaines lorsqu’il a fallu instaurer le cérémonial qui régissait les relations hiérarchiques entre les hommes. »
REIGI SAHO pourrait être traduit par : « les règles de l’étiquette », ce qui correspond au sens donné par les dictionnaires occidentaux.
De façon plus pragmatique, l’on peut dire que l’étiquette constitue un code dont la signification ne peut être perçue que par les initiés, c’est-à-dire par ceux qui ont acquis les premiers éléments dans la connaissance ou/et la pratique d’une science, d’un art ou d’une pratique donnée. Ce code est la marque d’un groupe particulier ou d’une relation particulière. L’étiquette introduit le novice à la fois dans la communauté des pratiquants (shugyo-sha) et dans le monde des valeurs spirituelles. Elle lui apprend les comportements et l’histoire du groupe, mais aussi ses mythes et ses traditions.
L’étiquette raconte pourquoi les choses sont ce qu’elles sont et comment elles nous sont parvenues. Elle raconte l’histoire de tous les évènements qui ont contribué à faire de l’art que l’on pratique ce qu’il est aujourd’hui. Il importe donc de la conserver soigneusement et de la transmettre intacte aux nouvelles générations de pratiquants.
L’étiquette est constituée d’un ensemble de gestes non utilitaires, non pas qu’ils ne servent à rien mais, plutôt, que l’on peut s’en passer. Ce geste n’est matériellement pas rentable et peut même être considéré par certains comme une perte de temps. Son but n’est pas dans l’efficacité immédiate. Il n’est donc pas spontané comme ceux que l’on a constamment dans la vie courante, sans même devoir y penser. Il réclame « vigilance » de la part de celui qui l’exécute et, en ce sens, contribue à développer chez le pratiquant le Zanshin (littéralement traduit : l’esprit rémanent ou la présence – ici et maintenant – d’esprit). Sa raison d’être ne se situe donc ni dans son utilité, ni dans sa rentabilité, mais dans la gratuité de ce qu’il induit.
Pour qu’une chose soit bien faite, il faut la faire comme elle a été faite la première fois, s’imprégner de l’état d’esprit qui a prévalu à sa naissance et participer ainsi à sa perpétuation.
La répétition symbolique du geste implique donc une réactualisation du geste initial et de l’énergie qui l’a créé, avec la même pureté, la même efficience et la même virtualité intacte. En tant que symbole, il est chargé de sens et doit devenir « signe » pour ceux qui le font comme pour ceux qui le voient faire. La répétition rigoureuse du geste rend possible la tabula rasa sur laquelle viendront s’inscrire les révélations successives du pratiquant, de celles qui pourraient lui ouvrir les portes de l’esprit.
Il doit être simple, beau, emprunt de sérénité (sans tension ni précipitation), juste et harmonieux.
L’étiquette ne vit pas uniquement dans une réalité « immédiate ». Sa symbolique pourrait s’exprimer en ces termes : qu’on ne devient un pratiquant véritable que dans la mesure où l’on cesse d’être un homme biologique, mécanique. Elle démontre que le vrai pratiquant – le « spirituel » – n’est pas le résultat d’un processus naturel : il se fait. La « fonction » de l’étiquette pourrait donc être de révéler symboliquement au pratiquant le sens profond de l’existence et de l’aider à assumer sa responsabilité d’être un « Homme Total », pour ainsi participer à l’évolution spirituelle de l’humanité.
En étudiant et en respectant l’étiquette, on ne perdra pas de vue que le but de la recherche est, au fond, la connaissance de l’homme, de soi. Aussi, l’étiquette constitue-t-elle une démarche, une expérience essentielle dans la progression du pratiquant s’il veut pénétrer le message ultime du Budo, c’est à dire devenir capable d’assumer pleinement et harmonieusement son mode d’être.
Mais à bien y regarder, l’étiquette n’est sclérosée qu’en apparence. Et si l’on se contente aujourd’hui d’imiter à l’infini les gestes transmis, on ne peut ignorer les innombrables transformations dont l’étiquette a bénéficié au cours de son histoire.
L’Etiquette – Pourquoi ?
« Le caractère des hommes ne se montre jamais mieux que dans les choses qui paraissent indifférentes. » (Proverbe)
Il serait prétentieux de vouloir dresser une liste exhaustive de l’ensemble des règles de l’étiquette. De surcroît, certaines de ces règles peuvent différer d’un pays à l’autre, ou plus précisément d’une culture à l’autre. Ainsi, au Japon, il est inconcevable de plier son hakama sur le tatami alors que cette façon de procéder semble avoir été adoptée dans tous les autres pays du globe. L’étiquette, cependant, exige que le pratiquant ne plie pas son hakama dos au kamiza. Cet exemple illustre à quel point les règles de l’étiquette ne sont pas gravées dans la pierre et doivent nécessairement s’adapter, notamment lorsqu’elles sont issues d’une culture différente de la sienne. Si en Aikido les règles de l’étiquette semblent relativement uniformes, il n’en est pas de même de disciplines martiales telles que, par exemple, l’Iai où l’étiquette peut varier d’une école à l’autre au point de paraître contradictoire, notamment la position du sabre lors du salut au kamisa ou au sabre lui-même.
Dans un domaine plus religieux, le signe de croix n’est pas exécuté de la même façon par les Catholiques, les orthodoxes, les Protestants, les Nestoriens, les Coptes, les Jacobistes et autres. Mais tous, sans exception, font un signe qui symbolise la croix et la passion du Christ.
Ces différences, en apparence discordantes, démontrent à la fois la diversité et la cohérence de la nature humaine. Elles justifient la multiplicité des formes et confirment l’universalité des principes.
A ce stade, il est intéressant de relever l’étrange homonymie entre les mots éthique et étiquette (à tel point qu’il ne serait pas choquant d’écrire « l’éthiquette » de cette façon). En effet, ne concerne-t-elle pas les règles de conduite, la morale ?
Il n’est pas dans notre intention d’inventorier et répertorier les multiples règles de l’étiquette martiale à travers les âges et les cultures. L’idée n’est pas inintéressante mais déborde largement le cadre de cet exposé. Elle permettrait en revanche de mesurer à quel point nos comportements sont conditionnés par nos rapports avec l’autre et les divers modes de prévenir les conflits. Mesurer, par exemple, que la prohibition du port d’armes a permis de se saluer en se serrant la main, ce qui était parfaitement inconcevable avant. Comprendre que le geste de trinquer était conditionné par le fait que le mélange des liquides au moment où les verres s’entrechoquaient permettait de s’assurer qu’aucun poison n’avait été versé dans l’un d’entre eux. Ainsi, bon nombre des gestes encore utilisés de nos jours dans nos comportements relationnels étaient à l’origine conditionnés par la nécessité de rester vigilant en toutes circonstances, c’est-à-dire en état d’éveil permanent. A fortiori, cette vigilance s’adressait-elle en premier lieu à ceux qui avaient choisi le métier des armes et pour lesquels la moindre faute d’inattention pouvait être fatale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui lorsque l’on étudie le Budo et les nostalgiques pourront toujours se tourner vers la Légion Etrangère !
Beaucoup de pratiquants confondent encore l’étude de la technique et son éventuelle application sur un champ de bataille urbain ou, autrement dit, l’étude du Budo et la bagarre de rue. A ce point, je me permets de citer Nishioka Sensei (Menkyo Kaiden de la Shinto Muso Ryû Jo) dans un article intitulé : « Quelques pensées sur les Arts Martiaux japonais » :
On n’étudie pas le Budo japonais pour apprendre une méthode efficace de blesser ou tuer les autres. Le Budo conduit le pratiquant à un plus haut niveau de moralité pour que, dans une situation de vie ou de mort, non seulement il puisse préserver sa propre vie, mais également celle de son ennemi. On atteint ainsi un idéal de vie : la préservation du plus haut niveau d’humanité.
Tout dans l’univers a ses règles, sa logique, sa raison d’être, y compris l’anarchie. Que seraient les religions sans leur rites, les sociétés sans leurs us et coutumes, l’univers sans ses rythmes ?
Le Reishiki, dans la didactique empirique du Budo japonais, enseigne à connaître sa place, aussi bien dans que hors du dojo, parce que chaque groupe d’amis, chaque société, chaque culture possède ses règles propres, écrites et non écrites, qui conditionnent notre comportement. Ce savoir permet au Budoka -au guerrier ou à l’homme rusé,- de percevoir quasi intuitivement les règles et les usages de l’endroit où il se trouve pour ainsi s’y mouvoir et s’y relationer harmonieusement.
Mais l’étiquette martiale, le reishiki, enseigne avant tout au pratiquant un mode de comportement qui devrait le rendre plus conscient de ses paroles, de ses actions et… de ses pensées !
Parce qu’au bout du compte, on ne pratique pas le Budo pour devenir plus fort, mais meilleur…
Daniel Leclerc
Milano 02/2009