Durant la période estivale, où « il farniente » est la chose la plus importante à faire, le hasard m’a régalé un film que d’ordinaire je n’aurais pas pensé à voir. Il s’intitule : « Magic in the Moonlight », écrit et dirigé par Woody Allen. Très succinctement, le film relate la rencontre (qui finira, évidemment, par une belle histoire d’amour) entre un fameux illusionniste/prestidigitateur et une sensitive/médium. Il est fait appel au premier pour démasquer la seconde qui est en train de vampiriser une riche famille anglaise en villégiature sur la Côte d’Azur dans les années trente. Qui, en effet, mieux qu’un illusionniste peut en démasquer un autre ?
Vous n’êtes, certes, pas tenus de le regarder même si il est sympathique, magnifiquement interprété par Colin Firth et Emma Stone, et si certains dialogues peuvent avoir un goût de « déjà vécu » ! La raison pour laquelle j’en fais état est que j’ai relevé dans ce film des corrélations dans les rapports existant entre, d’une part l’illusionniste et son public et, d’autre part, le maître d’Aïkido et ses élèves. Le prestidigitateur crée des effets, des trucs, des « tours de magie » qui semblent défier les lois de la nature en utilisant des moyens naturels. De même, le maître d’Aïkido crée des mouvements harmonieux qui produisent des effets destructeurs en appliquant les lois de la physique. Pourtant, ni l’un ni l’autre ne peuvent se vanter de posséder des pouvoirs paranormaux même si, dans les deux cas, le résultat donne l’impression d’avoir assisté à un événement magique, impossible dans la réalité physique.
Cet article est donc une tentative de répertorier les mécanismes neuronaux qui trompent, dupent, embrouillent, confondent la perception du pratiquant au point de lui faire croire que son mouvement correspond à celui démontré. Cette difficulté n’est pas seulement du domaine de l’attention et nous verrons, en nous appuyant sur les techniques utilisées par les illusionnistes pour distraire l’attention du public, dans quelle mesure un enseignant d’Aikido peut inconsciemment et involontairement illusionner les pratiquants en démontrant son mouvement, la démonstration étant ici prise dans son sens large : visuelle, auditive, tactile, etc… Pour la partie neuro-psycho-physiologique, je me suis basé sur les travaux du Comité Italien pour le Contrôle des Affirmations sur le Paranormal [1], lui-‐même affilié au Concile Européen des Organisations Sceptiques, ainsi qu’à mon épouse Valeria pour ses compétences dans le domaine psycho-‐pédagogique.
Bien entendu, la corrélation, le parallèle fait entre le prestidigitateur et le maître d’Aïkido se limitera à démontrer que les mécanismes neuronaux sur lesquels se base l’illusionniste pour « tromper » son public et lui faire croire qu’il est en train d’assister à un phénomène paranormal sont les mêmes que ceux qui, souvent, conduisent le pratiquant d’Aïkido à reproduire un mouvement différent de celui démontré par le maître en étant convaincu du contraire, même s’il lui est évident qu’il ne produit pas le même effet. En aucun cas ne vise‐t‐il à démontrer que les maîtres d’Aïkido sont de grands illusionnistes, évidemment !
Pour ne pas alourdir l’article, vous trouverez en annexe une liste des principaux stratagèmes utilisés par les prestidigitateurs. Je n’ai volontairement pas recensé les techniques utilisées par les pickpockets parce qu’elles sont destinées à la duperie. Cependant beaucoup d’entre-elles font appel aux mêmes mécanismes cérébraux pour tromper notre attention : les illusionnistes le font pour nous surprendre en nous distrayant, les pickpockets pour nous distraire en nous dérobant.
Ces études sont encore à leur balbutiement mais elles suffisent amplement à notre sujet. Certainement, la seule énumération, si vous l’avez lue, de quelques uns des principaux mécanismes neuronaux, ceux qui nous font percevoir la réalité différente de ce qu’elle est, a déjà permis à beaucoup d’entre vous de lier les causes et les effets. Mais reprenons-les néanmoins et voyons dans quelles situations ils s’activent lors de l’apprentissage d’un mouvement. Il convient de préciser, toutefois, que « le truc » d’un tour de magie, quel qu’il soit, ne repose pas sur un seul mécanisme cérébral. Il déclenche un ensemble de mécanismes, proportionnellement à l’effet recherché ou à ce que le magicien veut cacher à la vue du public.
Dans un premier temps, nous verrons en détail comment ces mécanismes neuronaux peuvent influencer notre perception : comme spectateur lorsque nous assistons à un tour de magie ou comme pratiquant lorsque nous observons un mouvement d’Aïkido. Pour ce faire, nous profiterons des résultats des [2]Conférence « Neuromagic 2012 » tenue à l’Ile St Simon (Canada East Coast) du 7 au 10 mai 2012 menées conjointement par les magiciens et les neuroscientifiques qui, depuis quelque temps déjà, travaillent ensemble à la découverte de certains mécanismes de notre système cérébral, en particulier sur des thèmes d’intérêt commun tels que l’attention, la conscience et la perception.
Puis nous aborderons l’idée de « pensée magique » et de « pensée rationnelle » parce que beaucoup de pratiquants sont plus séduits, attirés, envoûtés par le côté mystique, magique de l’Aïkido que par l’étude des pas et des déplacements, au point d’en oublier qu’il est avant tout une application des lois de la physique et non seulement de l’esprit.
Enfin et parce qu’il s’avère nécessaire, parfois, de détruire les mythes, nous parlerons du démystificateur qui, par la force des choses, sera nécessairement lui-même un magicien, mais dont il conviendra de définir le rôle.
La conférence a examiné divers aspects de l’attention. Les travaux ont été ouverts en expliquant que le cerveau construit notre expérience de la réalité en partant d’un ensemble d’instruments biophysiques totalement imparfaits et, en dernière analyse, créa « une grandiose simulation » de ce qui nous entoure. Nos pupilles disposent d’un mégapixel alors qu’un appareil photo en a huit. Outre à récolter d’une scène une quantité relativement réduite d’informations, l’œil a en plus une grosse tache aveugle, à l’endroit où le nerf optique, qui transporte l’information au cerveau, passe à travers la rétine. C’est le cerveau qui remplit le trou du champ visuel en créant l’illusion que la vision fonctionne comme une caméra en continu.
Le cadre de la réalité que nous créons intérieurement est donc subjectif, et sujet à diverses influences. Notre perception est susceptible de différentes formes de cécité qui sont loin d’être pathologiques : la cécité inattentionnelle (inattentional blindless), le clignement attentionnel (attentional blink) et la cécité au changement (change blindness).
Les études menées à ce sujet soulignent que très peu d’informations sont maintenues en mémoire d’un instant à l’autre. Notre expérience visuelle ne serait qu’une « grande illusion » tant l’écart existant entre l’image que nous voyons et la pauvreté de ce que nous en percevons est grand. Des travaux ont mis en évidence que l’attention est nécessaire à l’expérience perceptive consciente et que les informations visuelles très proches du point de fixation ne sont pas perçues si elles n’ont pas été attentionnées. Ce phénomène a été appelé : cécité inattentionnelle.
Bien souvent, les choix didactiques de l’enseignant le portent subjectivement à insister sur des points particuliers, comme par exemple : « La main doit être tenue au-‐dessus de la tête ou au centre, le monouchi doit être tenu parallèle au sol, l’écartement des pieds de la largeur des hanches, etc… », toutes excellentes indications qui conduisent cependant l’élève à tomber en cécité inattentionnelle. Le problème du choix est qu’il exclut tous les autres possibles. C’est le revers de la médaille : la focalisation de l’attention des élèves sur des points, certes, importants de la technique occultent tous les autres points qui n’auront pas été mis en évidence par l’enseignant, sans pour autant qu’il puisse objectivement prétendre qu’ils sont moins importants, partant du principe que le mouvement est un tout.
La méthode didactique que j’appelle « l’arrêt sur image », utilisée par certains enseignants dont je suis, consiste à interrompre l’exécution du mouvement pour mettre en évidence un moment, une position, un timing clé. Ce faisant, l’élève se focalise et cherche seulement à reproduire la position finale sans percevoir le mouvement réalisé par l’enseignant à partir de la position initiale. Ce qui devient important pour lui est de reproduire la position exacte au moment de l’arrêt sur image, même s’il n’a pas compris, perçu comment le faire. Et d’ailleurs, il ne comprend pas pourquoi son mouvement ne produit pas le même effet que celui du maître vu que sa position est similaire à celle qu’il a perçue au moment de l’arrêt.
Fort de cette connaissance, je vais devoir reconsidérer cette méthode ou, au moins, éviter aux élèves d’en subir les effets collatéraux.
Dans le clignement intentionnel, il est postulé que l’identification correcte d’un mouvement produit un déficit marqué de l’attention qui conditionne l’observation du mouvement successif lorsque ce dernier est exécuté dans un intervalle compris entre 200 et 500 ms. Il a donc été émis l’hypothèse d’une suppression attentionnelle qui résulterait d’une interférence entre la présentation du second mouvement et le traitement encore incomplet du premier. Il semble donc que l’effort d’identification du premier mouvement consomme entièrement les ressources attentionnelles et, qu’en conséquence, le second mouvement n’est pas vu. Ainsi, on pourrait dire que chaque détail supplémentaire abaisse la précision du tout.
Ceci est une information précieuse pour les enseignants qui souhaitent améliorer leur didactique. Nous devrions affiner nos choix sur les détails réellement importants que l’élève doit maîtriser pour augmenter plutôt qu’abaisser la précision du tout.
Certains enseignants n’expliquent pas, ou peu, et se contentent de démontrer plusieurs fois le mouvement. Tel était le cas des maîtres japonais, déjà en raison du problème de la langue mais également parce que la pédagogie orientale est traditionnellement basée sur la répétition du modèle. Le risque de cette méthode est de provoquer le phénomène de clignement intentionnel si l’on postule qu’une technique d’Aïkido est constituée d’un ensemble de mouvements mis ensemble pour obtenir un résultat précis. On peut se faire une idée des effets de ce mécanisme lorsque l’on regarde le patinage artistique comme un profane. Ce que nous percevrons de l’exhibition sera subjectif parce que l’attention est trop sollicitée pour détecter l’ensemble des gestes techniques que le patineur doit maîtriser pour réaliser ses figures. En revanche, les spécialistes les distinguent parfaitement.
D’autres études ont mis en évidence l’étonnante difficulté pour un observateur de remarquer la présence d’un changement introduit dans une scène visuelle. Cette cécité au changement peut même apparaître, et ce sera celle qui nous intéressera, sans réelle interruption visuelle si il est introduit de façon progressive à un rythme très lent.
C’est en enseignant tenchi nage que j’ai observé, sans le comprendre, ce mécanisme pour la première fois. La difficulté de ce mouvement est de combiner les effets du ciel et de la terre. Pour ce faire, je fais étudier d’abord l’un, voire même avec un autre mouvement, puis l’autre et les pratiquants semblent plus ou moins y parvenir. Mais quand il s’agit de combiner les deux, ils se heurtent à nouveau de plein fouet à la difficulté que la technique est censée leur enseigner. Ceci pourrait être dû au fait que l’attention ne peut se fixer simultanément sur deux mouvements en apparence opposés. Si le pratiquant fixe son attention sur la main qui se lève vers le ciel, il ne voit pas celle qui descend vers la terre et inversement. Le fait est que l’Aïkido utilise constamment cette combinaison.
Une des règles sacrées de la magie est que de tous les mouvements visibles, le spectateur tendra à suivre celui plus ample ou plus rapide. L’axiome magique est : « un grand mouvement couvre un mouvement plus petit », qu’il soit concomitant ou successif. De même, quand un mouvement advient entre deux points -‐ par exemple quand une main se déplace de gauche à droite – l’œil tend à sauter du point initial à celui final et puis à revenir en arrière immédiatement. A l’inverse, si un mouvement de la main est exécuté de gauche à droite en suivant une ligne circulaire, l’attention est fixée sur l’arc et ne revient pas de suite au point de départ. Les courbes sont quelque chose de très particulier pour le système visuel. Le mouvement circulaire induit les yeux à le suivre de plus près qu’un mouvement rectiligne. Il s’agit là d’un phénomène qui nous intéresse au plus haut point vu que l’Aïkido est basé sur les principes de la spirale.
Dans le même ordre de phénomènes, les mouvements nouveaux, inhabituels, en fort contraste, sont plus évidents et catalysent l’attention du public. Ce phénomène induit un contrôle bottom-up [3] de l’attention et est utilisé pour obtenir la fameuse « distraction passive » dans la théorie de la magie ou le « contrôle attentionnel endogène ou délibéré » en psychologie. Les enseignants n’auront pas manqué de noter cette distraction passive : elle se lit pratiquement sur tous les visages des pratiquants qui les écoutent. Il n’est donc pas improbable qu’introduire un objet insolite au cours de la démonstration de la technique porte l’élève en situation de distraction passive et l’enseignant à exercer, sans le savoir, un contrôle endogène de l’attention sur ses auditeurs.
La narration, c’est‐à‐dire la capacité du cerveau d’élaborer une trame intéressante que l’auditoire aura plaisir à suivre, est amplement utilisée par les magiciens et il a été démontré qu’une ligne narrative continue peut détourner l’attention des spectateurs, notamment parce qu’elle fait naître un discours intérieur chez l’auditeur. Il a été ainsi observé que le public est porté plus facilement à accepter avec enthousiasme des suggestions ou des informations sous‐entendues que des affirmations directes.
On ne peut être plus clair : le discours emporte l’élève dans un processus de dialogue intérieur qui le conduit à être inattentif au geste en ayant l’impression du contraire.
Une technique souvent utilisée consciemment par les magiciens et inconsciemment par les enseignants est celle de l’effet d’amorçage (priming). Il est défini comme reflétant l’influence de la présentation préalable d’un stimulus (l’amorce) sur le traitement du stimulus consécutif (la cible). Il permet notamment de confondre le processus de reconstruction de la part spectateur ou, en ce qui nous concerne, de reproduction du mouvement de la part de l’élève. Il en existe plusieurs types mais celui qui nous intéresse est connu de la psychologie comme paradigme d’amorçage « par phases » ou amorçage de répétition. Dans ce cas, l’amorce est présentée au cours d’une phase d’étude (ou phase d’amorçage) puis la cible est présentée lors d’une phase test. Ce mécanisme pourrait se vérifier lorsque l’enseignant insiste plusieurs fois, par exemple pour qu’uke le tienne plus fort, ou laisse uke lui porter l’attaque pour finalement, après de nombreuses répétitions, passer soudainement à la phase test. Il est vrai que ni les neuroscientifiques, ni les psychologues n’ont encore identifié les processus neuronaux impliqués mais l’important, ici, est de comprendre que cette technique focalise l’élève sur l’amorçage au détriment de la cible ou, autrement dit, la phase d’amorçage devient plus essentiel pour l’élève que la phase test, encaisser l’attaque plus important que faire irimi.
Il a même été démontré que la technique du priming ou de la répétition peut générer des effets d’illusions. Ceci est d’autant plus inquiétant qu’il ne faut pas grand‐chose pour que le pratiquant s’y complaise.
Bien entendu, cette énumération des mécanismes neuronaux et de leurs conséquences sur l’attention et la perception n’est pas limitative. Son but est d’amorcer une réflexion de la part des enseignants sur les effets collatéraux de la didactique, de quelque type qu’elle soit. Je suppose que beaucoup d’entre eux auront noté, observé, analysé les difficultés rencontrées par les pratiquants, dont ils font également partie, dans l’apprentissage de la technique.
S’il était possible de transposer l’Aïkido en musique, il serait vraisemblablement plus facile de mettre en évidence qui joue faux parce que pas en accord, pas en mesure ou pas en rythme. Hélas, ou peut‐être pas, l’Aïkido ne s’écrit pas, il s’interprète. Je ne connais personnellement aucun enseignant qui ne se plaigne du piètre niveau général de l’Aïkido mais j’en connais peu qui s’interroge réellement sur les raisons pour lesquelles une grande majorité de leurs élèves ne parvient pas, même après plus de 20 années de pratique, à exécuter « correctement » leur technique. Certes, il est toujours plus facile de penser : pour l’enseignant que c’est l’élève qui ne pratique pas suffisamment et, pour l’élève, que c’est l’enseignant qui fait des trucs tellement merveilleux que lui seul est capable de les faire.
Jusqu’ici, nous avons abordé la perception du mouvement seulement en fonction des divers modes selon lesquels il peut‐être présenté, ainsi que de leurs effets collatéraux. Maintenant, prenons comme hypothèse de travail que le mouvement démontré est parfait ou, pour ceux qui ont de l’imagination, qu’ils sont en train d’assister à un cours de O’Sensei. Nous avons vu que la perception que nous aurons de son mouvement dépendra en grande partie de la façon dont il aura été démontré mais pas seulement, comme nous allons le voir maintenant en abordant le phénomène des expectatives conscientes, également appelées les corrélations illusoires ( Illusory correlation ) ou : comment les idées reçues ou, plus précisément, les perceptions reçues peuvent nous conduire à percevoir la réalité différente de ce qu’elle est réellement.
Des études ont démontré que les suggestions de « l’effet d’expectative » produites par les processus top-down [4] peuvent nous faire croire qu’il est en train d’arriver quelque chose quand ce n’est pas le cas. Autrement dit, nous avons une vision déformée de la réalité due à notre expectative sur ce qu’il nous plairait consciemment de voir : nous voulons être émerveillés nous serons émerveillés, nous voulons être dégoûtés nous serons dégoûtés. Ainsi, ce que je m’attends à voir devient plus réel que ce que je vois en réalité. Si on ajoute à cela que l’œil ne peut capter qu’une infime partie d’informations de ce qu’il voit, nous sommes, je dirais, dans de beaux draps !
J’ai souvent assisté à une manifestation de ce phénomène durant les stages conduits par Tamura Sensei, notamment après la première technique démontrée. Une grande majorité, et j’ai pesé le quantificatif avant de l’écrire, exécutait la même technique mais avec un mouvement différent, et une petite minorité, heureusement, exécutait en apparence le même mouvement mais avec une autre technique que celle démontrée par Sensei. L’effet d’expectative pourrait en être la raison, mais pour des motifs différents selon le nombre d’années de pratique : un débutant (c’est‐à‐dire jusqu’à 20 ans de pratique) parce qu’il n’a pas encore acquis assez de discernement pour reproduire ce qu’il voit de la démonstration, un avancé parce qu’il se contente d’extraire de ce qu’il voit démontrer ce qui est déjà répertorié dans son cerveau, ce qui se limite en général à la connaissance de la nomenclature. Ce qui l’intéresse est savoir que Sensei a démontré shiho nage, pas comprendre comment il l’a fait.
A ce point de l’exposé, le temps est peut-‐être venu de faire entrer en scène le magicien dans le rapport élève/enseignant. En effet et tenant compte des nombreux mécanismes neuronaux qui nous font percevoir la réalité différente de ce que nous voyons réellement, il devient possible pour l’élève, pour ne pas dire indispensable, qu’il en arrive à considérer son enseignant comme un magicien pour expliquer son incapacité à reproduire le mouvement, et pour l’enseignant d’utiliser ces mécanismes pour se convaincre de la justesse de cette considération en se basant, consciemment ou inconsciemment, sur le fait qu’il connaît un plus grand nombre de trucs que ses élèves. Il devient magicien parce que l’élève se concentre, est attentif à tout ce qu’il montre mais ignore, par voie de conséquence, tout ce qu’il ne montre pas.
Comme le cerveau qui crée une simulation pour combler la carence d’informations en provenance de l’œil et s’invente une réalité, le pratiquant comblera son incapacité à reproduire ce qu’il perçoit en recourant à « la pensée magique ».
Une des plus importantes études sur l’évolution de la pensée humaine est sûrement celle de Jean Piaget. L’éclairage qu’il apporte sur « l’intelligence », comprise comme forme spécifique de l’adaptation du vivant à son milieu, et ses stades d’évolution chez l’enfant, ainsi que sa théorie sur l’apprentissage, ont exercé une influence notable sur la pédagogie et les méthodes éducatives [5]. C’est lui qui a défini pour la première fois les caractéristiques des principales phases de l’évolution de la pensée, de la naissance jusqu’à l’âge adulte. Il a été l’un des premiers chercheurs à s’intéresser à la pensée magique au niveau psycho-pédagogique, qu’il situe au stade préopératoire du développement cognitif de l’enfant et à un type de fonctionnement « primitif » chez l’homme adulte.
Aujourd’hui, en effet, l’idée d’opposer la mentalité primitive à la mentalité occidentale-moderne, rationnelle et scientifique est dépassée. Pensée magique et pensée rationnelle sont des structures mentales qui cohabitent, à l’âge adulte, en constante interaction avec l’expérimentation quotidienne de la réalité. La caractéristique principale de la pensée magique est celle qui est définie participation, c’est‐à-dire la capacité de percevoir un rapport, en réalité inexistant ou irréel, entre deux faits ou phénomènes indépendants.
Le tour de magie exécuté par la pensée naît de l’illusion, plus ou moins consciente, de pouvoir modifier la réalité. Les principales caractéristiques qui différencient la pensée magique de la pensée rationnelle sont :
• la rupture de la classique organisation spatio‐temporelle,
• la coïncidence entre le tout et ses parties, même en présence d’une évidente scission,
• l’existence de liens cause‐effet non limités dans le temps.
Cette modalité de pensée, définie prélogique, qui se développe dans la première enfance survit en chacun de nous et représente une partie fondamentale de la capacité d’adaptation au réel et de la pensée artistique, créative et scientifique. Certes c’est la logique à guider l’interprétation que nous donnons des événements autour de nous mais, souvent, surtout quand nous n’avons pas tous les éléments à disposition ou que nous sommes stressés ou particulièrement frustrés, nous tendons à recourir à la pensée magique qui ne nous a jamais vraiment abandonnés.
Si elle survit, c’est également pour une autre de ses plus importantes caractéristiques : l’imperméabilité à l’expérience. Les personnes dont la pensée suit une modalité de raisonnement magique ne sentent pas le besoin d’expliquer l’insuccès, bien au contraire : ils trouvent des justifications pour laisser libre cours à leurs convictions, par exemple, en faisant référence à des forces invisibles qui agissent de façon imprévisible ou à des manifestations d’habilité, de pouvoirs « surnaturels ».
La pensée magique remplit dans l’enfance une fonction extrêmement importante : elle est un moyen d’adaptation. Grâce à la « participation », l’enfant établit des relations entre gestes, objets, événements, pensées et intentions. Par exemple, l’enfant qui accomplit un geste pense de pouvoir influer sur un événement : si je tiens dans mes bras ma peluche préférée, le dentiste ne me fera pas mal.
Voyons maintenant comment se manifeste la pensée magique à l’âge adulte. Elle a trois fonctions principales :
1. défensive, fondée sur la conviction de pouvoir contrôler la réalité,
2. propitiatoire, fondée sur la conviction qu’il existe des forces qui interviennent dans les événements,
3. cognitive, pour laquelle la pensée magique « remplit » les vides des autres formes de pensée
et « explique » ou « révèle » ce qui ne peut pas être reconnu avec la logique ou avec les informations que notre système perceptif met à notre disposition.
La capacité de raisonnement chez l’adulte dépend de facteurs communs, comme les capacités logiques acquises, ou de facteurs spécifiques individuels comme l’expérience et/ou les propres fonctionnalités physiologiques, pour n’en citer que quelques uns. Ainsi il est possible d’individualiser des comportements guidés par la pensée magique dans la vie de tous les jours. Ils impliquent principalement une rupture spatio‐temporelle dans les principes de causalité et la mise en place d’une « participation ».
Etre privé de pensée magique n’est pas particulièrement sain, bien au contraire. Beaucoup d’études ont démontré une association entre manque d’imagination magique et anhédonie, c’est-‐à-dire l’incapacité d’éprouver du plaisir. Nous pourrions dire, en réalité, que la pensée magique rentre dans ces mécanismes défensifs qui « font voir la vie en rose » et qui nous permettent d’accepter plus facilement nous-‐mêmes, les autres, les événements que nous ne réussissons pas à expliquer. C’est le sens de désorientation consécutif à l’incapacité de la conscience à classifier l’incroyable, l’inattendu, l’imprévu qui, bien souvent, nous éloigne du raisonnement logique et nous empêche d’établir le lien entre les causes et les effets.
Pour en venir à l’Aïkido : qui n’a jamais éprouvé au moins une fois, surtout au début, ce sens d’émerveillement absolu en voyant O’Sensei démontrer des techniques qui semblent défier les lois de la physique ? Elles semblent parfois si surprenantes et impossibles à reproduire qu’elles suscitent en nous de fortes émotions, de l’incrédulité, voire une profonde confusion : mais comment fait‐il ?
L’émerveillement est la réponse spontanée à une expérience nouvelle et Platon le premier l’indique comme cause du désir de l’homme de comprendre et approfondir, comme racine de la connaissance. Descartes, pour sa part, le considère une émotion primaire, une stupeur qui ne capitule pas devant le mystère et qui secoue notre capacité cognitive pour tenter de le résoudre. En effet, les réactions immédiates du système nerveux à de nouveaux et surprenants stimuli provenant du monde extérieur sont physiologiquement évidentes : les yeux sont écarquillés, la bouche est ouverte, l’étonnement est lisible sur le visage qui peut même changer de couleur, etc. Cette exaltante énergie nous pousse à chercher, comprendre, étudier, trouver des réponses.
Mais revenant au pratiquant d’Aïkido : que se passe‐t-il si, malgré l’entraînement physique, l’attention, dont nous avons précédemment vu les limites, et la persévérance, l’effet de la technique exécutée par le maître reste impossible à reproduire ? La frustration, qui naît d’une sensation de « point mort » dans la progression malgré l’engagement physique et économique, la fatigue et la disponibilité, nous pousse à chercher des réponses faciles et rapides qui nous conduisent à en trouver les raisons dans quelque chose d’extérieur à notre volonté et à notre capacité opérative, ou à se rassurer par des pensées qui peuvent magiquement et sans effort nous donner des réponses. Déplacer l’attention sur des forces extérieures, incontrôlables et impossibles à générer est plus simple à accepter.
« Bon dieu mais c’est bien sûr : mon maître est un magicien ! ». Il est très facile de se laisser aller à l’imperméabilité de l’expérience dont nous avons déjà parlé plus haut. En effet, grâce aux trois fonctions de la pensée magique (défensive, propitiatoire et cognitive), nous pouvons concocter l’idée rassurante que tout dépend de cette simple évidence : il nous est impossible de reproduire le mouvement que nous voyons (ou que nous croyons percevoir) parce que notre maître est « spécial ». Absolument ! Spécial et unique : il possède même ce petit quelque chose en plus, indéfinissable et indescriptible, ce truc que seule la magie peut être en mesure de lui donner. Ainsi, influencé également par l’aspect ésotérique intrinsèque de l’Aïkido, le pratiquant finit par auréoler l’enseignant qu’il s’est choisi proportionnellement au nombre de trucs qu’il connaît et qui suscitent encore en lui l’émerveillement.
A ce point, une petite pause nous semble utile pour digérer ce qui vient à peine d’être exposé. La matière est nouvelle et peut se révéler ardue. Elle permet néanmoins de mettre en évidence certaines des difficultés rencontrées lors de l’apprentissage d’un mouvement de la part du pratiquant lesquelles, selon la neuroscience, pourraient provenir :
• des limitations propres du système visuel de l’être humain,
• des mécanismes neuronaux qui le confondent sur ce qu’il perçoit réellement,
• du recours à la pensée magique pour justifier l’insuccès malgré la persévérance.
Ces difficultés semblent donc insurmontables puisque liées à notre condition humaine. Pourtant, certains d’entre nous ont réussi à découvrir des trucs et sont devenus eux-‐mêmes magiciens, démontrant ainsi qu’il ne s’agit pas d’une fatalité et qu’il existe des solutions pour résoudre le problème. Sinon, à quoi servirait‐il d’en faire un problème ! Certes, aucun d’entre eux n’a encore découvert ceux du Grand Mage de l’Aïkido, qui demeurent toujours mystérieux, contribuant ainsi à alimenter la confusion et à recourir à la pensée magique pour expliquer l’inexpliqué et notre insuccès à percer ses trucs. Mais comment certains d’entre nous ont fait pour en découvrir suffisamment au point de pouvoir être revêtu du prestigieux chapeau de magicien ?
Le succès de l’illusionniste dépend de sa capacité à ne pas révéler ses trucs, à les tenir secrets [6], qu’il brille sur la scène du music-‐hall ou qu’il profite de son habilité pour abuser de la crédulité des gens. Un des principaux éléments qui devraient différencier l’illusionniste du maître d’Aïkido est que ce dernier ne devrait avoir aucun secret, aucun truc non révélé, tout du moins dans le contexte « Do ». On peut comprendre que dans un contexte « jutsu », il soit nécessaire de maintenir secrètes les techniques si on espère qu’elles aient une chance d’aboutir. En ce qui concerne le Do, dont la finalité est de se tuer soi-même et non l’autre, ça n’a aucun sens. Ou alors le maître fait des trucs sans le savoir, comme c’était le cas de Tamura Sensei qui ne manquait jamais de recommander de lui voler la technique, sous-entendu ses trucs. Mais ne serait-ce pas le cas de beaucoup d’entre nous ? Ce qui pourrait peut‐être expliquer pourquoi nous démontrons la technique en entraînant involontairement les pratiquants dans les mécanismes neuronaux dont nous avons parlé plus haut. Mais comme la pensée magique ne nous a pas abandonnés non plus, nous finissons par nous convaincre que nous sommes réellement le Père Noël auquel nos élèves veulent croire.
Aussi, et contrairement à ce que l’on pourrait penser, la confusion n’est pas uniquement le fait des pratiquants, elle règne chez tous les magiciens qui exécutent leurs tours de magie sans en connaître le truc, chez tous les enseignants qui démontrent la technique sans en comprendre la clé.
Toutefois, je pense sincèrement qu’il est tout à fait possible d’acquérir la compréhension du mouvement par la répétition, principalement lorsque le modèle est lui-même impeccable, raison pour laquelle les élèves de O’Sensei sont tous devenus magiciens. Mais si le pratiquant reste sous enchantement, il pourra répéter le mouvement autant de fois qu’il voudra, il ne réussira jamais à reproduire le truc. Il préfère penser, il lui est plus facile de penser qu’il ne peut pas y parvenir plutôt que de faire perdre à l’enseignant qu’il s’est choisi son auréole de magicien. S’il veut comprendre les trucs, il devra faire appel à un démystificateur. Et qui mieux qu’un illusionniste peut révéler les trucs d’un autre illusionniste ? S’il a vraiment la volonté de briser le charme et de soigner sa frustration en tentant d’expliquer ce qu’il ne s’explique pas, il devra s’adresser à un autre maître et risquer l’anathème de la part de ses collègues, voire de son maître lui-même. Mais évidemment beaucoup préfère continuer à croire au Père Noël…
Cependant, gare aux démystificateurs qui révèlent les trucs sans y avoir été conviés. J’ai commis cette erreur jusqu’à présent et je m’en excuse auprès de ceux que j’ai voulu entraîner. Le fait est que chaque enseignant est à la fois magicien et démystificateur, qu’il le veuille ou non, qu’il s’en rende compte ou non. Il a, comme l’enseigne sa discipline, son côté omote et son côté ura. Il est les deux faces de la médaille. C’est à lui, et à lui seul, d’en prendre conscience et de choisir quand travailler un côté et quand l’autre, quand tenir ses trucs pour lui et quand les révéler, risquant peut-être de perdre un peu de son aura magique, pour récolter davantage d’estime et d’admiration pour ses réelles capacités.
Mais qu’il se détrompe : par les temps qui courent, il y a plus de travail pour les démystificateurs que pour les magiciens, sauf que les pratiquants ont quelque peine à sortir de la pensée magique parce qu’elle libère l’imagination et qu’elle est plus ludique que le rigoureux apprentissage des pas, et du reste.
En guise de conclusion, je confesse que cet article nous a littéralement emportés, tant la matière est vaste et encore inexplorée. Elle nous a fait penser que, peut-‐être, le manque d’harmonie qui règne paradoxalement dans le monde de l’Aïkido pourrait dès lors trouver son origine dans cette confusion sur ce que nous percevons réellement, dans ces joutes entre enseignants à « coups de baguette magique » qui nous emportent tous dans le monde de la fantaisie. Un des présents à la conférence a conclu en disant : « Les magiciens orientent le réflecteur de l’attention d’autrui dans une sorte de jujutsu mental ». On ne peut pas mieux dire et faisons en sorte que cette nouvelle connaissance nous permette de perdre une partie de nos illusions.
Daniel Leclerc
Milano septembre 2015
ANNEXE
Liste des principaux stratagèmes utilisés par les illusionnistes.
(Source CICAP : https://www.cicap.org/new/articolo.php?id=274030)
1. Illusions visuelles.
Les illusions de la vision, comme celles des autres sens, sont des phénomènes où la perception subjective d’un stimulus ne coïncide pas avec la réalité physique. Elles se produisent parce que dans le cerveau les circuits neuronaux amplifient, suppriment, font converger et diverger l’information visuelle de façon à laisser à la fin l’observateur avec une perception subjective différente de la réalité. Par exemple, au premier stade de la vision, les circuits inhibitoires latérales augmentent le contraste des bords et des angles, de façon que ces caractéristiques visuelles semblent plus importantes de ce qu’elles sont en réalité.
2. Illusions optiques.
Différemment des illusions visuelles, les illusions optiques ne sont pas le résultat d’une élaboration du cerveau : elles jouent sur les propriétés physiques de la lumière, comme le reflet (les miroirs) et la réfraction (un crayon immergé dans un verre d’eau semble brisé à cause des différents indices de réfraction de l’air et de l’eau).
3. Illusions cognitives.
Les illusions cognitives se distinguent des illusions visuelles par le fait qu’elles sont de nature sensorielle : elles impliques des fonctions cognitives de niveau supérieur, comme l’attention et l’inférence causale (la majeure partie des jeux de prestidigitation comme les pièces de monnaie ou les cartes rentre dans cette catégorie).
4. Corrélations illusoires (Illusory correlation).
Les corrélations illusoires peuvent également dériver d’une évaluation erronée des informations disponibles, des attentes des participants (comme une précédente conviction ou une connaissance stéréotypée) et/ou d’attention et codification sélectives des informations. Concernant cette dernière possibilité, les corrélations illusoires peuvent se présenter lorsque certains évènements capturent plus l’attention ou sont plus facilement codifiés et retenus par la mémoire que d’autres moins évidents.
5. Répétition apparente, la technique du priming (l’effet d’amorçage).
Après avoir observé plusieurs fois un processus dans la vie quotidienne, nous sommes capables d’en déduire le fonctionnement. L’effet d’amorçage postule que l’expérimentation répétitive d’un stimulus (verbal, auditif, visuel) vécut dans le passé influencera inconsciemment la perception et l’interprétation des futures expositions au même stimulus.