Et si on s’était trompé ! Si l’Aïkido n’était pas un art martial comme beaucoup d’enseignants veulent le croire ou le faire croire ! Certes, cette assertion risque d’en surprendre plus d’un et d’en irriter beaucoup d’autres. Pourtant, il n’est pas un article, une interview, une démonstration, un post de “sommités” du petit monde de l’Aikido qui n’en exalte la valeur martiale. Ces professions de foi n’ont cependant ni permis d’enrayer l’érosion progressive des effectifs, qui est aujourd’hui de notoriété publique, ni de combler le schisme générationnel que connaît actuellement cette discipline. L’Aikido ne passionne plus la jeunesse et, par voie de conséquence, sa population vieillit (il suffit de fréquenter un peu les stages pour s’en rendre compte : on voit toujours les mêmes têtes !). Les années d’or de la discipline ne sont désormais plus que le souvenir d’un temps où l’Aikido fleurissait proportionnellement à l’enthousiasme de ses pratiquants et de ses cadres sous la conduite, plus ou moins heureuse, des derniers élèves « directs » de O’Sensei. Mais que s’est-il donc passé ? Qu’est-ce qui a changé en 40 ans pour en arriver là ? Est-il encore possible d’inverser la tendance et de retrouver la « croissance » ? Les leaders actuels de l’Aikido mondial, qu’ils soient dirigeants ou sensei, sont-ils en mesure de remédier à cette situation ? Cet article se propose d’apporter des réponses, certes non exhaustives, à ces questions qui nous renvoient à celle, fondamentale, de savoir pourquoi nous pratiquons un Do : quel sens a la pratique ? Quel sens je donne à ma pratique ? Dans les années 70, sans qu’il soit besoin de remonter plus avant dans les annales, avant même l’UNA, du temps de l’ACFA et de l’ACEA, les pratiquants pratiquaient. Excusez cette redondance qui veut néanmoins sous-entendre que, peut-être, les pratiquants d’aujourd’hui font plus (ou moins selon les points de vue !) que pratiquer. Certes, à cette époque lointaine et révolue, l’organisation de l’Aikido se limitait à son administration, comme il se doit, sans autre préoccupation que celle de favoriser la pratique et encourager les pratiquants dans ce sens. Mais, en 1976, cette totale et insouciante indépendance a été sacrifiée au bénéfice, d’une part d’un Brevet d’Etat qui légalisait la profession d’enseignant d’Aikido et, d’autre part, de la reconnaissance d’une Fédération unique d’Aikido qui recevait délégation de pouvoir de l’Etat pour organiser les passages de grades et les jurys d’examen du brevet d’état (partie spécifique). Cette année-là, l’association culturelle qui gérait le monde de l’Aikido a été substituée par une fédération sportive. Et voilà ! Le coupable vient à peine d’être désigné et il a pour nom : « sport », et tout ce qui gravite autour. J’étais présent au stage de St Maximin l’année précédente au cours de laquelle les techniciens réunis ont pris cette décision qui engageait leur futur. J’ai même rédigé un rapport à ce moment-là mais j’ai peur qu’il soit parti avec Pierre Chassang, l’un des seuls à avoir milité pour le maintien du caractère culturel plutôt que sportif de l’Aikido. Pourtant, ce sont les mêmes qui aujourd’hui exaltent son côté martial oubliant qu’ils l’ont eux-mêmes placé dans un contexte sportif pour lequel il n’a pas été conçu, en l’absence de compétition ou de test. Cette décision a fait entrer de plain pied l’Aikido dans le monde de la compétition, au sens général, alors même que cette discipline ne peut en aucun cas être assimilée à un sport de combat, elle en serait même l’antithèse. Le terme compétition provient du latin competitor, de competere : rechercher ensemble, briguer, aboutir au même point, se rencontrer – celui, celle qui poursuit le même objet qu’un autre1. Si l’étymologie semble indiquer qu’il s’agit d’une recherche menée conjointement (introduite par le préfixe com), malheureusement l’interprétation actuelle, et/ou l’inconscient collectif, a réduit ce terme à la victoire des uns sur les autres : que le meilleur gagne ! Dans le monde moderne, l’esprit de compétition est une valeur sûre qui est reconnue aux battants, ce type de personnes plus préoccupées par la fin que par les moyens. Or la finalité de l’Aikido n’est pas de gagner mais plutôt de se rencontrer et de résoudre le conflit en poursuivant le même « objet » que l’autre sans qu’il soit nécessaire de le vaincre. C’est d’ailleurs l’une des différences essentielles entre le Budo et le sport, lequel a été conçu pour offrir à l’être humain une activité physique salutaire dont la compétition et la récompense qui sacre le vainqueur (que ce soit un titre, une médaille d’or ou un chèque) sont la carotte qui servira à stimuler ses motivations. Le Budo, qui constitue la version moderne du Bujutsu, a substitué l’activité physique à celles militaires en orientant la pratique, l’entraînement, vers une démarche plus spirituelle où la seule victoire est la victoire sur soi-même. Le but de l’Aikido ne serait donc pas de vaincre un adversaire mais de conduire son énergie pour qu’elle ne provoque aucun dommage et que personne ne se fasse mal. Aussi, le fait d’avoir placé l’Aikido dans une dynamique sportive a généré des conséquences qu’il est aujourd’hui possible de mesurer et d’analyser. Mais l’une des plus dramatiques d’entre elles est qu’elle a changé notre façon de penser. Comme je l’ai écrit dans un précédent article 2 , il a créé un esprit de compétition entre pratiquants, palpable sur n’importe quel tatami. En effet, l’absence de test dans la didactique de l’Aikido nous fait en permanence douter de nos réelles capacités martiales et ce doute se manifeste sur le tatami selon la personnalité propre à chacun, pour le meilleur et pour le pire ! En 1976, le monde du Budo se limitait à 3 disciplines majeures : Judo, Karate et Aikido. Que représentent-elles aujourd’hui dans ce monde qui porte désormais le terme générique « d’Arts Martiaux » mais qu’on devrait plutôt désigner par « sports de combat » ? Quand j’ai commencé l’Aikido en 73, deux livres m’ont accompagné : celui de Viladoratta : l’esprit de l’Aikido et celui de Westbrook and Ratti : Aikido and the dynamic sphere. Circulaient également ceux de Ueshiba Kisshomaru Doshu et les livres de Saito Sensei commençaient à être publiés. 1 Source LE ROBERT, dictionnaire de la langue française. 2 « A propos de la transmission » Milano – janvier 2015 Avec un peu de chance, il était possible de voir quelques rares films à l’occasion de stages – je me souviens en particulier de ceux d’Alain Guerrier à La Colle s/Loup – et c’était à peu près tout le matériel audiovisuel dont disposait le pratiquant pour satisfaire sa curiosité et son besoin d’informations, sans parler bien entendu du traditionnel pot d’après cours où on échangeait tout et son contraire. On compensait par une imagination fertile et débordante, on se berçait des anecdotes sur O’Sensei et on rassurait notre incapacité à évaluer nos véritables capacités martiales en invoquant son invulnérabilité. On se confrontait principalement entre nous et on s’évaluait à notre capacité de tordre les poignets et/ou de résister aux torsions. Mais l’innocence qui nous habitait, alimentée par le gouffre technique qui séparait le maître japonais du meilleur pratiquant européen, nous transmettait le même enthousiasme que celui des pèlerins mal préparés lors de la 1ère croisade. Mais qu’en est-il aujourd’hui de cette innocence, à l’ère du MMA ? Quelles sont de nos jours les informations dont disposent un néophyte pour s’approcher aux arts martiaux en général et à l’Aikido en particulier ? Depuis les années 90, Internet a complètement révolutionné notre mode de vie et de communication. Certes il n’a pas remplacé les prospectus dans la boîte aux lettres mais quiconque en possession d’un ordinateur peut diffuser une information sur la toile qui soit susceptible d’être lue par un nombre quasi illimité de personnes. Et réciproquement, il est en mesure de visualiser toutes les informations publiées par d’autres. Mais vu qu’il est impossible de les voir toutes, les moteurs de recherche l’aident à s’orienter et lui dénichent celles qui lui servent, comme celles qui ne lui servent pas d’ailleurs. La principale motivation de la grande majorité de ceux qui désirent entreprendre l’étude des arts martiaux/sports de combat vise à obtenir la capacité de se défendre, bien qu’inconsciemment ce soit plutôt la peur d’être agressé qui les conduit à s’y intéresser. Aujourd’hui, si un type lambda veut obtenir des informations à leur sujet, il pourra tranquillement visionner les dernières rencontres de MMA, visiter virtuellement le Temple Shaolin, voir le Xinjia exécuté par le sifu en personne, ou encore les kumidachi et les kumijo par Saito Sensei, voire des films sur O’Sensei et tant, mais tant d’autres choses. Mais que cherche-t-il au juste ? En fait, sa recherche vise à être impressionné, stupéfié par la profusion d’images et vidéos qu’internet lui fournira sans problème en réponse à ses expectatives. Il veut voir ce que son inconscient a enregistré en regardant Rambo vaincre seul contre tous ou Gandalf terrasser ses ennemis en pointant son index dans leur direction. Mais sera-t-il impressionné par ce qu’il verra sur l’Aikido ? Parce que, il faut bien en convenir, la discipline Aikido éprouve virtuellement de sérieuses difficultés dans la compétition qui l’oppose aux sports de combat et autres arts martiaux qui envahissent actuellement la toile : l’Aikido manque de crédibilité martiale ! En effet, il faut bien reconnaître que la vision d’un film de O’Sensei peut laisser dubitatif, même nous, vieux pratiquants. Certes la chorégraphie est parfaite mais il y manque cet élément absolument indispensable qu’il est possible de syncrétiser par cette question : comment l’Aikido fait-il pour vaincre si l’adversaire se relève toujours ? Le problème ici n’est pas tant de savoir si l’Aikido peut vaincre ou pas – irimi/atemi – mais l’impression qu’il transmet à quelqu’un qui le voit pratiquer pour la première fois de son existence. Même Mr tout le monde comprend qu’un combat de Judo, de Karate, de Tae-Kwon-Do, de boxe, d’escrime, etc., etc… cesse par la victoire de l’un sur l’autre. Même s’il ne sait pas toujours pourquoi, il voit bien qu’un des deux a gagné. Quand il regarde l’Aikido, il lui est impossible de le comprendre, d’une part parce que c’est toujours le même qui a le dessus et, d’autre part, parce que celui qui a le dessous ne perd jamais vraiment puisqu’il se relève toujours. Aussi, dans une perspective de combat qui oppose deux adversaires, uke en Aikido ne pourra jamais être apparenté à un combattant, son rôle n’étant ni de s’opposer ni de vaincre. Si, comme c’est souvent le cas, tori ne réussit pas à passer sa technique, uke n’a pas pour autant remporté une victoire, sauf sur son humilité. Il a simplement, au mieux mis en évidence les lacunes de tori à réaliser un mouvement efficient et, au pire, fortifié son ego en ne jouant pas son rôle, c’est-à-dire d’être l’ura de tori, son reflet, son contraire. Certes il est difficile de comprendre seulement avec les mots ou les images, même animées, que l’étude de l’Aikido concerne uke plus que tori, et il s’agit peut-être là de notre principale erreur d’interprétation concernant la pratique de cette discipline. En fait, à bien y réfléchir, il n’y a ni compétition ni test en Aikido pour la simple et bonne raison qu’uke n’est pas censé vaincre mais seulement attaquer, dans le sens que c’est à lui de prendre l’initiative. Encore une fois, il ne s’agit pas de prétendre que seulement uke a l’initiative de l’attaque à un niveau qui se situe au-delà de la technique, mais que c’est son rôle de la prendre, en aucun cas celui de vaincre un combat. Autrement dit, c’est seulement en devenant un parfait uke que le pratiquant a quelques chances de pouvoir comprendre l’Aikido pour ce qu’il est, savoir un art de Paix. C’est en apprenant à recevoir une technique qu’on l’assimile mais, surtout, que l’on se forge l’état d’esprit propice à créer Ai, l’harmonie, et à comprendre, en quelque sorte, que la victoire ne consiste pas simplement à détruire l’autre mais peut-être à l’empêcher de vaincre en annihilant ses attaques. Si j’en juge par les récits que j’ai pu lire à propos de l’illumination de O’Sensei, sa fameuse expérience mystique, il dit lui-même qu’il percevait les attaques avant même qu’elles ne se manifestent et qu’il se contenta de les « recevoir » au point que le combat cessa par abandon du belligérant. Cette expérience mais, également, celle de la capitulation du Japon en 1945, ont dû remettre diamétralement en question la conception que O’Sensei et les grands maîtres du Budo avaient de leur art. On aurait tort de sous-estimer l’impact de cette défaite sur la population japonaise en général et les pratiquants d’arts martiaux en particulier, lesquels devaient être parfaitement convaincus, après plus de 300 ans de paix et la création d’un empire colonial en Asie, de la supériorité du Bushido sur la puissance militaire occidentale. C’est la première fois de son histoire que le Japon a été vaincu, si l’on veut bien faire abstraction de la pression militaire exercée par les Américains en 1860 pour le contraindre à ouvrir ses frontières. Elle a été à ce point traumatisante pour la nation japonaise que l’empereur a dû lancer un appel radiophonique pour mettre fin à la vague de seppuku qu’elle avait engendrée. O’Sensei, comme beaucoup d’autres maîtres de Budo j’imagine, a dû sérieusement s’interroger sur la finalité de son art qui, visiblement, n’a pas permis d’éviter la défaite. Pour sa part, il a proposé l’Aikido, une discipline martiale destinée non plus à vaincre une bataille mais plutôt à l’éviter. Dès lors, l’apprentissage technique n’est plus considéré comme une étude pour développer sa capacité à terrasser d’éventuels agresseurs mais, plutôt, à résoudre les conflits sans devoir nécessairement vaincre. Cette idée est joliment résumée dans l’histoire du jeune élève interrogeant son maître : « Mais Sensei, pourquoi s’entraîner à combattre si le but est de ne pas combattre ? » Ce à quoi le maître lui répondit : « Il est préférable d’être un guerrier dans un jardin qu’un jardinier sur un champ de bataille. » Certes, cette perspective est moins valorisante pour l’ego. Pourtant, le Budo nous enseigne que le seul vrai combat à mener est le combat contre soi-même. C’est, de mon point de vue, plus crédible à long terme mais moins vendable à court terme. Aujourd’hui les gens veulent tout, tout de suite et avec le minimum d’efforts. Ils ont oublié que le but n’est pas la destination mais plutôt le chemin parcouru pour y parvenir. Les valeurs de notre société ont muté et peu se soucie aujourd’hui de défendre la veuve et l’orphelin. La tendance actuelle serait plutôt : moi d’abord ! Mais à une époque où les personnes sont encouragées à manifester leur opposition pour affirmer leur personnalité et leur individualité, l’Aikido paraît trop baba cool. Et il l’est de fait ! Plus de la majorité des pratiquants actuels font partie de la génération 68, celle des Peace and Love et des Make Love not War. Dans cette mouvance hippie, les maîtres japonais trouvèrent un terrain fertile en proposant un art « martial » nouveau dont le but déclaré était de régler les conflits sans blesser personne. Pas de compétition, pas de combat mais plutôt une philosophie, basée sur la non-opposition et l’harmonie, un idéal de vie pour cette génération qui a cru qu’elle pourrait changer le monde alors qu’elle n’a fait que substituer O’Sensei par Gandalf, et porter cet art de Paix dans le monde du sport et de la compétition, le rabaissant ainsi au niveau des sports de combat en comparaison desquels il a peu de crédibilité martiale et médiatique. De surcroît, envisager l’Aikido du point de vue martial lui fait perdre son originalité et la génialité de son approche, alors qu’il est, en fait, une porte ouverte sur l’empathie, ce comportement, cet mode d’être qui fait cruellement défaut aujourd’hui où la tendance serait plutôt de paraître que d’être. Et, n’en déplaise aux inconditionnels de l’Aikido martial à tout prix, il n’est pas perçu comme tel par Monsieur tout le monde (exception faite, peut- être, après avoir vu une prestation d’Arikawa Sensei qui, paradoxalement, sera perçue trop violente, même par les aikidoka). C’est la démonstration que l’Aikido a été conçu sur des bases martiales mais qu’il n’est plus Daito Ryu ou, du moins, que ses potentialités martiales sont utilisées à d’autres fins que simplement celles d’annihiler un adversaire. Parce qu’en fait, la véritable efficacité est la capacité de faire, ou de ne pas faire. Pour ce que j’ai pu comprendre de la pratique du Budo, comme des expériences vécues au travers des nombreuses défaites et des petites victoires qui ont jalonné mon parcours et éclairé ma voie, l’Aikido a choisi de ne pas faire, tout en développant et maintenant la capacité de faire. C’est dans ce sens qu’il doit être enseigné, non pour tordre les poignets ou ne pas se les faire tordre. C’est seulement en empruntant cette voie que l’Aikido pourra survivre à la marée des sports de combat qui inonde le net et influe sur les idées des internautes. A titre d’exemple et pour autant que je le comprenne, le Kinomichi a déjà entrepris cette démarche et ne propose pas un Aikido martial. Tant que les pratiquants n’auront pas la modestie de reconnaître que l’Aikido n’a pas été conçu comme un art martial, comme leur pensée magique le souhaiterait, mais comme un art de Paix, un art de vivre, un art d’entrer en relation avec l’autre, le message que O’sensei a laissé en héritage au monde risque d’être perdu dans la confusion et la prolifération des sports de combat auxquels il a été malencontreusement assimilé. Mais je ne m’illusionne pas au point de croire que cet article pourra transformer le mode de pensée des aikidoka au point qu’ils lâcheront l’ombre pour la proie. Je nourris seulement l’espoir que les petites graines qu’il a ensemencées trouveront le terrain duquel elles fleuriront pour se répandre à nouveau.
Daniel Leclerc
Milano mai 2019