On a beaucoup écrit et digressé sur la martialité de l’Aïkido alors qu’O’Senseï l’a défini lui-même « l’Art de la Paix » ! On en parlerait certainement moins si l’on évitait de traduire le terme Do par « Art » alors qu’il devrait l’être par « chemin, voie, parcours » dans le sens spirituel de la parole.
Selon ce que je peux comprendre aujourd’hui, bien que cette compréhension n’ait pas été immédiate mais progressive, je dirais que l’Aikido est un système qui permet de résoudre les conflits sans générer ni vainqueur, ni vaincu. L’art martial, pour sa part, est conçue pour la guerre et, par extension, le combat : il est une méthode pour résoudre les conflits « quand la diplomatie a échoué » comme disait von Clausewitz, c’est-à-dire en éliminant, en annihilant, en neutralisant leur source. Dès lors, il devient pertinent de se demander pourquoi faire de l’Aïkido ce qu’il n’est pas ! Pourquoi choisir l’Aïkido comme art martial alors qu’il existe de nombreux autres systèmes dont la finalité combattive est plus clairement établie (genre Daïto Ryu, pour rester dans l’ambiance) ? Certes, l’Aïkido est potentiellement martial mais il n’est pas destiné au combat. La preuve en est que la discipline n’enseigne pas comment attaquer mais seulement comment recevoir une attaque. Certes, on sait que ce système est issu de techniques dont l’efficacité a été éprouvée sur le champ de bataille ou en situation de devoir défendre sa vie, mais le génie de O’Senseï, qui l’a pratiquement élevé au statut d’être illuminé, est précisément d’avoir conservé leur efficience en éliminant leur efficacité. Ainsi kotegaeshi, par exemple, n’est donc pas destiné à m’enseigner comment tordre le poignet de mon adversaire mais comment m’harmoniser avec lui et, par extension, avec l’autre. Mais s’il existe encore aujourd’hui autant de polémiques à propos de l’efficacité des techniques d’Aïkido, c’est que, quelque part, on n’est pas sûr qu’elles le soient vraiment parce que nous ne sommes pratiquement jamais en situation de devoir les tester réellement. C’est justement cette absence de test dans la didactique de notre discipline qui nous permet de prétendre ce que l’Aïkido n’est pas.
Il règne une grande confusion entre les termes : martialité, combattivité, sincérité, agressivité, efficacité, efficience. On pourrait déjà s’arrêter sur le premier et tenter de définir ce que l’on entend par martialité ! De quoi s’agit-il exactement ? Quels pourraient être les éléments qui permettraient de distinguer une technique martiale d’une autre qui ne l’est pas ? Et chacun de répondre : son efficacité ! Fort bien mais quel sens donner à ce terme ? Le Grand Robert nous dit : « qui produit l’effet qu’on en attend ». A n’en pas douter, cette définition réconciliera tout le monde. Elle permet de postuler qu’un kotegaeshi (pour rester sur cette technique) sera efficace dans la mesure où il produira l’effet qu’on en attend. Et jusqu’ici je pense que tout le monde opinera du chef. Pourtant, les mêmes s’accordent à penser et à dire, y compris les inconditionnels de « l’Aïkido martial à tout prix », que cette technique est difficilement applicable en « situation réelle ». C’est certainement pour cette raison qu’on n’a encore jamais vu et, je pense, qu’on ne verra jamais un pratiquant d’Aïkido dans une cage de MMA. Le judo y est allé, ainsi que le karate, le kung-fu, le taekwondo, et même le sumo. Mais le pratiquant d’Aikido pense pouvoir se placer au-dessus de cette mêlée en se convaincant que sa discipline n’a pas besoin de test pour évaluer sa réelle efficacité. Et puis, nous pouvons toujours trouver refuge et sécurité dans la pensée magique en nous convaincant que si O’Sensei était encore de ce monde, il entrerait dans la cage pour les pulvériser tous et leur faire voir !… Mais si kotegaeshi est difficilement applicable en situation réelle c’est-à-dire, comme le disait Nakazano Sensei : « essayez de faire kotegaeshi sur la trompe d’un éléphant », comment pourrait-on prétendre qu’il est efficace et que la discipline qui l’enseigne est martiale ?
De ce point de vue, l’aikidoka peut donc être vu comme le plus grand illusionniste du Budo et c’est d’ailleurs comme ça qu’il est généralement perçu par les autres disciplines martiales. Il peut démontrer mais ne veut pas prouver (ou à ses risque et péril) et il le justifie en invoquant « AI », l’harmonie, qui l’exonère en quelque sorte éthiquement et moralement de devoir vérifier le bien-fondé de ses convictions, prétextant que l’issue d’une confrontation ne pourrait être que fatale au/x potentiel/s adversaire/s. Pour se convaincre de l’efficacité de sa technique, le pratiquant élabore et développe des théories et des gestes martiaux qu’il a seulement expérimentés dans le strict cadre de son dojo/laboratoire sur des élèves/cobayes qui, comme ces derniers, ne comprennent pas ce qui leur arrive. Jamais, ou rarement, il ne confrontera ses théories, ses convictions, ses choix didactiques avec ses pairs – des fois qu’ils les discutent – et encore moins avec ses cousins martiaux, prétextant que les conditions nécessaires à l’expérimentation martiale ne sont plus réunies.
Pour ces raisons, je pense que les enseignants devraient arrêter de parler de l’Aikido comme d’un art martial : O’Sensei ne l’a pas créé comme un système de combat, même si sa pédagogie s’appuie sur le conflit et l’opposition, mais comme un système pour être en paix avec soi-même, que l’on pourrait trivialement résumer par un « être bien dans ses pompes ». C’est, de mon point de vue, la raison essentielle pour laquelle il n’a pas proposé le test dans sa méthode (shiaï, kumite, randori, etc…), non pas parce que la chose n’est pas faisable mais plutôt parce qu’elle n’est pas concevable : le pratiquant ne devrait même pas se poser la question de savoir si l’Aikido est efficace ou non puisqu’il devrait avoir transcendé le conflit. Certes, j’entends déjà répondre qu’il s’agit d’atteindre un niveau quasi de sainteté et je le confirme. A notre petit niveau cependant, il nous reste à résoudre ce koan : voulons-nous étudier le sabre pour prendre ou pour donner la vie ? (satsu jin ken, katsu jin to)
Mais, comme toujours, il s’agit d’un faux problème, propre seulement à alimenter les polémiques entre adeptes, tout comme l’est celui des armes en Aikido. Comme je l’ai déjà écrit précédemment, le pratiquant doit avoir la Foi et croire vraiment que l’étude de ce système pourra le porter à un état de béatitude dont l’amour et l’harmonie seraient le seul credo. Mais il existe beaucoup de Thomas qui voudraient souscrire un type « d’assurance sur le doute » ou pouvoir mettre le doigt dans les plaies, juste pour vérifier et se tranquilliser, et pas moins d’autres incrédules qui voudraient pour que Christ soit Christ qu’il descende de sa croix. Certes, il est angoissant de s’engager sur une Voie sans savoir si elle nous portera à destination ni, somme toute, qu’elle est La destination. Mais ce n’est pas en prétendant que l’Aikido est ce qu’il n’est pas, c’est-à-dire un système de combat efficace, que l’on contribuera à apaiser les malaises et à sortir du monde de la pensée magique.
Ramener l’Aikido à un système de combat le rend inefficace ou alors les partisans de « l’Aikido martial à tout prix » devraient avoir le courage de se mettre en compétition pour démontrer aux autres systèmes de combat concurrents la supériorité de leur discipline. Faire l’unité, faire de deux un ne consiste donc pas à éliminer l’autre bien que, arithmétiquement, il n’en reste plus qu’un. Cette vision « martiale » de l’Aikido me rappelle une répartie d’Orson Welles qui, interrogé sur le mariage, a répondu : « Le Mariage ! Cette idée d’unir deux personnes pour n’en faire qu’une seule ! Excellent mais laquelle ? ». Et il est peut-être là le poison dont parlait Chiba Sensei, dans notre difficulté à sortir de la forme en nous complaisant dans la technique et dans l’illusion de puissance qu’elle procure, pour en faire quelque chose à laquelle l’Aïkido n’a apparemment pas été destiné.
Loin de moi l’idée, cependant, de prétendre que l’Aikido n’est pas efficace : il l’est, et comment ! Mais pas techniquement, parce que tel n’est pas son but. Son efficacité ne se mesure pas à l’aune des compétences techniques de son adepte mais à sa capacité de résoudre les conflits que le tatami/dojo en particulier et la vie en général ne manquent pas de régaler tout au long de l’existence. La technique sert à trouver Irimi et Tenkan ou, autrement dit, comment résoudre une situation conflictuelle sans s’y opposer en intervenant à sa source ou en l’accompagnant. Ainsi, une réponse Aïki à une agression pourrait très bien consister à ne pas combattre plutôt qu’à faire démonstration d’une maestria technique. Mais comment réaliser Ai avec l’autre sans le contrôler, sans lui prendre son centre ? Pour cela, je dois sortir du dualisme : vainqueur/vaincu, je gagne/je perds car la pensée dualiste ne peut résoudre le conflit parce qu’elle l’envisage en terme d’opposition : blanc/noir, oui/non ! Or, l’Aikido nous enseigne à ne pas nous opposer. Mais alors comment résoudre un conflit si je n’oppose pas ma force et mon énergie aux siens ?
L’Aikido, tout comme la pensée orientale en général, s’appuie sur la loi de trois, sur la Trinité, sur les trois forces positive, négative et neutre ! Tori serait donc la force positive, Uke la négative mais pour trouver la neutre, je dois accepter de voir l’autre non comme l’objectif à atteindre mais comme l’élément avec lequel je dois m’unir pour la créer. La technique m’enseigne comment entrer en contact avec le centre d’uke non pour le contrôler mais pour unir le mien au sien afin de créer un centre de gravité commun, qui ne sera ni le sien ni le mien, un barycentre en quelque sorte, issu de notre rencontre-conflit-échange et du rapport des forces en jeu. Ne serait-ce pas ce barycentre, ce troisième élément, cette troisième force, qui n’appartient en propre à aucun des deux, que l’Aikido nous invite à reconnaître, percevoir, suivre et guider dans le respect des lois de la physique et de la biomécanique ? N’est-ce pas d’ailleurs ce que nous invitent à faire le Taoïsme quant il nous suggère d’harmoniser le Ying et le Yang pour trouver le Tao ou, autrement dit, d’harmoniser tori et uke pour trouver Aïki, shitachi e uchidachi pour trouver le sabre qui donne la vie.
Pour moi également, il s’agit d’un nouveau mode de penser mais depuis maintenant plus de 40 ans que je m’oppose vainement, j’en suis venu à me dire que je me suis peut-être abusé en réduisant le but de la technique à prendre le centre de l’autre et devenir le soleil, comme on me l’a d’ailleurs enseigné. La première fois que j’ai exposé cette thèse, mes interlocuteurs (j’ai les noms, j’ai les noms !) m’ont ri au nez et m’ont vivement conseillé de changer de dealer. Pourtant, il n’est pas à exclure que l’une des raisons pour lesquelles le monde de l’Aikido est aussi divisé pourrait justement reposer sur ce que j’appellerais ce contre-sens dans notre application du principe d’AIKI. Si ma technique ne me sert qu’à contrôler/dominer uke, j’aurai quelque part failli dans mon expression, ma compréhension des principes de la discipline, contribuant à en faire ce qu’elle n’est pas : un système de combat destiné à vaincre l’autre ou à lui démontrer ma supériorité. L’efficacité de l’Aikido, celle « qui produit l’effet qu’on attend », pourrait donc être la mise en oeuvre de cette troisième force parce qu’elle fait apparaître la voie de la non-opposition. Elle est d’ailleurs peut-être la force centrifuge, la fameuse force d’expansion dont parlent les astrophysiciens depuis qu’ils ont découvert que l’univers était en expansion et qu’il existait donc une force supérieure à celle de la gravité. Certaines autres théories, certainement fantaisistes, parlent de 333/1000 pour la force de gravité, 666/1000 pour l’anti-gravité, le 1/1000 manquant étant comblé par l’homme lui-même ou, comme d’aucuns le disent : la vie organique.
J’imagine qu’il sera difficile pour beaucoup de renoncer à la martialité de l’Aïkido et à l’efficacité de sa technique pour les subsister par l’efficacité de l’Aïkido et l’efficience de sa technique. Pour conclure, je propose une analyse [1] de la différence entre ces deux termes qui pourraient réconcilier tout le monde et contribuer à répondre aux nombreux paradoxes qui jalonnent le parcours du pratiquant.
L’efficacité et l’efficience ont toutes deux une résultante probante. Cependant, l’efficacité est attachée à un résultat immédiatement pratique, utile, sans se soucier des moyens mis en œuvre, alors que l’efficience procède d’un résultat pratique dû à une démarche ou une recherche d’optimisation des moyens mis en œuvre.
Personne n’entreprend l’étude de l’Aïkido pour obtenir un résultat immédiatement pratique : on sait tous qu’il ne sera pas immédiat et que le parcours sera aussi long qu’incertain. Aussi, « faire de l’Aïkido » équivaut plutôt à une démarche, une recherche vers l’optimisation des moyens mis en œuvre en vue d’obtenir, peut-être mais rien n’est garanti, un résultat pratique, mais pratique ne veut pas forcément dire martial. C’est cette démarche, cette recherche, j’en suis convaincu, qui nous a tous séduits et attirés dans l’Aïkido quand nous avons choisi d’entreprendre son étude. Mais également, un peu quelque part au fond de notre inconscient, une naturelle curiosité intellectuelle de vérifier par nous- mêmes la validité des fondements de ce système qui nous a tous aussi intensément stupéfaits : l’étude de l’Aïkido nous portera-t-elle vraiment à un état de parfaite harmonie ?
Daniel Leclerc
Milan 10/2016