Qui n’a pas entendu dire que la technique n’est qu’un moyen, pas une fin. Elle reste, néanmoins et avant tout, l’outil qui nous ouvrira les portes de l’Aiki. Dès lors, il y a lieu de se demander : « mais puisque la technique n’est pas une fin, quelle est donc la fin de la technique ? »

L’Aikido est principalement une pratique corporelle. C’est à travers le corps qu’O’Sensei nous propose de trouver l’harmonie en nous et avec le monde. C’est l’instrument avec lequel nous étudierons le mouvement et entrerons en relation avec l’autre pour finalement percevoir que ce mouvement est celui de l’Univers lui-même et qu’il faut nous mouvoir en accord avec ses Lois, physiquement et mentalement.

Dans un précédent article, j’écrivais que l’Aikido se pratiquait physiquement, intellectuellement et émotionnellement. J’aimerais aujourd’hui expliquer ce que j’entends par là.

Dans un premier temps, je voudrais préciser qu’il n’existe aucune séparation entre ces 3 aspects de la pratique qui, naturellement, forment un tout. Une pratique seulement physique, ou seulement intellectuelle ou encore seulement émotionnelle générera un déséquilibre qui limitera le pratiquant dans sa progression et engendrera un hyper technicien insensible, un intellectuel pas doué ou un saint béat. En revanche, au cours de notre parcours martial, nous sommes amenés à pratiquer plus sur un aspect que sur les autres ou, pour être plus précis, à nous investir plus, à un moment donné, dans l’un des trois.


La pratique physique

Elle est la plus essentielle, la plus concrète, la plus évidente, ce qui ne veut pas dire la mieux comprise car elle est basée sur l’étude des mouvements à la fois de Tori et d’Uke.

L’une des premières motivations du pratiquant devrait donc être celle d’acquérir ces mouvements dans son corps. Pour ce faire, ce dernier n’a besoin que d’une seule chose : répéter. C’est en répétant et en répétant les mouvements qu’il apprend comment bouger en accord avec les principes sur lesquels a été fondée sa discipline. C’est seulement lorsqu’il pourra bouger selon ces principes, sans y penser, qu’il commencera à pratiquer Aikido, un peu comme le pianiste qui doit oublier ses doigts pour « interpréter » La Musique. Cependant, oublier ne veut pas dire qu’il n’a plus besoin de la technique mais, plutôt, que ses doigts ont acquis la capacité de bouger naturellement, sans qu’il doive y réfléchir. C’est alors que sa pratique pourra entrer dans une autre dimension, celle qui lui permettra d’oublier son corps, d’oublier la technique. Tant que ses doigts ou sa technique poseront problème, il ne pourra prétendre jouer de la musique ou pratiquer l’Aikido.

Évidemment, il peut paraître insensé de prétendre que l’étude technique puisse être oubliée. Effectivement, elle ne l’est jamais réellement et c’est la raison pour laquelle même les plus grands virtuoses répètent régulièrement leurs exercices de base. Il en va de même pour un pratiquant d’Aikido : il ne doit jamais arrêter de pratiquer, de répéter, aussi bien Tori que Uke (la main gauche et la main droite). L’âge ne facilite pas la tâche, notamment pour la partie Uke. Mais à ce niveau également, l’acquisition physique des principes, c’est-à-dire ce que j’appellerais : « la compréhension ou l’intelligence du corps », devrait permettre au pratiquant moins jeune de prolonger sa pratique d’Uke jusqu’à un âge avancé. « L’intelligence du corps » est cet instinct que développe le corps par la pratique ou, plus exactement, par la répétition, et qui lui permet de réagir avant même que le cerveau ait eu le temps de raisonner sur la situation. Les exemples de pratiquants qui sont sortis indemnes d’un choc frontal à moto grâce à l’ukemi ne manquent pas et chacun d’eux pourra témoigner qu’ils n’avaient même pas eu le temps d’y penser que leur corps avait déjà réagi, instinctivement.

S’il veut pouvoir continuer à pratiquer longtemps, le pratiquant doit, à un moment ou à un autre, s’interroger sur le mouvement qu’il exécute, sa raison d’être, son but, son sens. En effet, la répétition mécanique d’un geste ne saurait, à elle seule, garantir que le corps sera bien éduqué et « que les doigts se déplaceront sur le clavier d’eux- mêmes ». À cela, plusieurs raisons :

1) Le modèle du mouvement que doit reproduire le pratiquant doit être irréprochable. En général, ce rôle est dévolu à l’enseignant et c’est d’ailleurs sa fonction principale. Mais comment apprendre à bien écrire si le modèle des lettres n’est pas correct ? Il s’agit d’une lourde responsabilité et chacun devrait y réfléchir à deux fois avant de se décider à enseigner. En effet, si le pratiquant reproduit un mouvement incorrect, qui se trompe ?

Il est donc indispensable de respecter la partition avant de vouloir interpréter un mouvement, dans les deux sens du terme. Les enseignants ne devraient pas oublier qu’ils doivent avant tout, et indépendamment de leur propre interprétation, enseigner le solfège de l’Aikido. Lorsqu’on écoute Furtwängler ou Toscanini diriger la 9e symphonie, on a l’impression d’entendre deux morceaux complètement différents, mais ils respectent tous les deux scrupuleusement la partition écrite par Beethoven.

Cette responsabilité est d’autant plus grande envers les enfants qui ont encore intacte cette capacité de « voler » le mouvement et de le reproduire facilement.

On pourrait également dire que, pour un aikidoka, l’étude des mouvements (des techniques) est similaire à l’étude des notes pour un musicien ou des pas pour un danseur.

Certes, on peut devenir musicien sans étudier le solfège. C’est surtout vrai pour les enfants parce que leur intuition (du lat. intuitio : image reflétée par un miroir – Gd Robert : « forme de connaissance, directe et immédiate, qui ne recourt pas au raisonnement ») n’a pas encore été émoussée par le dualisme de la matière et de l’esprit.

2) Si effectivement l’être humain a la capacité innée de reproduire un geste par imitation (selon la théorie des neurones miroirs), il y a lieu de se demander pourquoi on ne pratique pas tous l’Aikido d’O’Sensei. Si l’on postule que la théorie scientifique est valable, quelque chose dans notre modèle social, culturel et éducatif semble atrophier cette capacité avec le temps et, s’il est vrai que les enfants l’utilisent intuitivement, peu d’adultes semblent l’avoir conservée. De ce fait et même en supposant que le modèle soit parfait, rien ne garantit que l’élève aura la capacité de le voir et de le reproduire correctement. Ainsi, les gestes qu’il exécutera par imitation au début de sa pratique ne ressembleront pas à celui du modèle, c’est-à-dire que son corps apprendra probablement dès le départ des mouvements incorrects.

Il s’agit presque d’une fatalité ou d’une épreuve, d’un paradoxe. Notre incertitude sur notre capacité à percevoir un mouvement et de le reproduire fidèlement, alliée à notre manque de compétences pour évaluer si le modèle que nous avons sous les yeux est correct – dans le sens qu’il sonne juste -, nous donnent la quasi-certitude que nous passerons les premières années de notre pratique à enseigner à notre corps des mouvements incorrects. Et la cerise sur le gâteau, si j’ose dire, est que nous passerons le reste de notre vie de pratique, pourvu qu’elle soit sérieuse et assidue, à corriger les erreurs et à « réapprendre à marcher ».

Dans le domaine spécifiquement sportif, la compétition est l’un des moyens pédagogiques qui peut conduire à l’acquisition de cette « intelligence du corps » parce qu’elle repose sur un entraînement physique intense et régulier dont le but est de former structurellement le corps pour qu’il réponde aux exigences athlétiques du sport considéré. S’agissant de formation, il est préférable de commencer la pratique à un âge où la structure ostéo-musculaire est en train de se transformer, c’est-à-dire entre 7 et 21 ans maximum. La plupart des champions sont jeunes et plus la discipline requiert des capacités physiques, plus ils sont jeunes. De surcroît, l’esprit de compétition s’accorde parfaitement à ce stade de la vie où l’on entre en conflit avec le monde extérieur et les stimule positivement. Mais mon propos ne vise pas à faire l’apologie de la compétition ou à argumenter pour qu’elle soit instaurée en Aikido. Il veut seulement démontrer que la didactique de toute discipline corporelle quelle qu’elle soit, et l’Aikido en fait partie, repose essentiellement sur la répétition physique des mouvements qui enseignera au corps à agir de lui-même, instinctivement.

Mais il existe une différence fondamentale entre un do et un sport : leur but. Le premier est un système pour améliorer l’homme pris dans son sens large et le second vise principalement à améliorer ses performances. Ceci ne veut pas dire qu’un nageur qui s’entraîne dur ne peut pas s’améliorer personnellement, mais ce n’est pas son but ou/et il n’y pense même pas. De même, un adolescent acceptera de souffrir physiquement durant l’entraînement parce qu’il a l’objectif de remporter une médaille : c’est sa motivation. Mais quelle peut être celle d’un pratiquant d’Aikido qui lui fasse accepter une heure ou plus de suburi ?

Chacun doit avoir la ou les siennes, du moins je l’imagine ! Mais s’il suffisait de s’entraîner pour progresser, tous les champions sportifs deviendraient automatiquement des Maîtres. En revanche, tous les Maîtres que j’ai rencontrés ont entraîné sérieusement leur corps.

Pour ces raisons, le pratiquant ne peut se contenter du seul travail corporel pour appréhender les principes de sa discipline. Dans le cas contraire, son corps risque de cristalliser de mauvaises habitudes auxquelles il lui sera difficile de remédier sans une complète rééducation structurelle.

Un des moyens dont il dispose est faire appel à sa capacité de raisonnement et de discernement, que j’ai appelé l’aspect intellectuel de la pratique.

La pratique intellectuelle

Comme nous l’avons vu, l’étude de la technique ne saurait se limiter à la reproduction de la forme, qui n’en est que sa représentation, son support graphique ou, devrais-je dire, chorégraphique. Plus elle sera simple, plus il sera facile de la reproduire et de la transmettre sans altération. La forme est seulement la manifestation physique d’un principe et chacun doit veiller à ne pas prendre le doigt qui montre la lune pour la lune.

Afin de mieux cerner cet aspect de la pratique que j’ai appelé « intellectuel », je voudrais dès à présent préciser qu’il ne s’agit pas seulement de cette curiosité naturelle qui portera le pratiquant à s’intéresser à la culture – dans le sens large – liée à sa pratique, ni d’une simple accumulation de connaissances mais, plutôt, d’une recherche, d’une étude théorique et spéculative sur le mouvement.

Par la pratique physique, le corps acquiert le mouvement en le répétant. Encore faut-il en avoir une bonne compréhension avant de le faire répéter au corps. Comprendre est pris ici dans son double sens de : embrasser dans un ensemble (englober, incorporer, contenir en soi, faire entrer dans un tout) et saisir, se rendre compte des causes, des raisons, des motifs et de la nature de quelque chose, en l’occurrence du mouvement. La pratique intellectuelle fait donc appel à nos capacités cognitives pour appréhender le mouvement par l’analyse, l’introspection, la réflexion, la critique et, voire même, la polémique si elle ne nous fait pas tomber dans l’émotionnel. En d’autres termes, il devra s’attacher à définir le comment et le pourquoi du mouvement.

En effet, si l’enseignant lève un bras en tournant sur lui-même, l’élève peut se contenter de répéter indéfiniment ce qu’il a vu en étant persuadé de reproduire fidèlement le mouvement démontré. Mais à un certain moment, il devra se rendre à l’évidence que son action ne produit pas les mêmes effets que celui du Sempai, de l’enseignant ou du Sensei.

L’imitation de la forme extérieure du mouvement ou de la technique concerne l’aspect physique de la pratique mais un mouvement ne saurait être étudié indépendamment de son effet : quel est résultat que je veux obtenir en reproduisant ce geste ? S’il veut aller de l’avant, le pratiquant devra s’interroger sur son comment et son pourquoi, c’est-à-dire son processus physiologique, biomécanique, physique, structurel et pluridimensionnel. Il devra comprendre, par exemple, que pour entrer dans le mouvement d’Uke, il devra nécessairement visualiser la trajectoire de son attaque – et donc de son énergie cinétique – pour être en mesure : soit de l’annihiler (Irimi), soit de la guider (Tenkan).

Cette recherche devrait le conduire à comprendre que le corps humain est une mécanique de haute précision capable de réaliser des mouvements extraordinaires, pour autant qu’on apprenne à le faire fonctionner correctement. Elle l’aidera de même à découvrir que l’Aikido est une parfaite application des lois de la physique, pour autant qu’il les respecte.

Cette démarche intellectuelle devrait naturellement émerger vers le grade de Shodan, c’est-à-dire quand le pratiquant a démontré avoir acquis la forme de la technique. J’en veux pour preuve que ce grade correspond à un « commencement, un début ». Mais le début de quoi, au juste ? Quelqu’un a-t-il déjà répondu à cette question ?

Pour reprendre le parallèle avec la musique, on pourrait dire que le musicien pratique physiquement quand il répète sur son instrument et intellectuellement lorsqu’il étudie le solfège. Le parallèle vaut ce qu’il vaut mais c’est toujours mieux, pour un musicien, de savoir lire la musique. Et je pense pouvoir affirmer qu’il existe un solfège en Aikido, même s’il n’est pas écrit : les lois de la physique et de la biomécanique.

C’est seulement quand le pratiquant commencera à avoir une idée du comment et du pourquoi du mouvement qu’il saura guider son corps lorsqu’il le fera répéter.

On peut dire que ce processus se déroule essentiellement en 3 phases : la première liée à la perception, donc à la récolte des informations, la seconde de ré-élaboration et d’expérimentation, la troisième de métabolisation et de création.

Contrairement à une idée reçue, l’intellect fonctionne moins vite que le corps. Il suffit, pour s’en convaincre, de se remémorer les nombreuses phases d’apprentissage auxquelles nous nous soumettons tout au long de notre existence, type : apprendre à faire du vélo, à nager, ou à tracer un kanji. Le corps ne voit pas le mouvement, n’entend pas les explications de l’enseignant. Il voit et il entend seulement ce que le cerveau a enregistré pour lui à travers ses cinq sens. C’est donc bien par l’intermédiaire du cerveau que le corps obtiendra les instructions dont il a besoin pour reproduire le mouvement démontré. Au début, notre compréhension est limitée et le mouvement que nous reproduisons en est la démonstration. Puis, petit à petit, notre compréhension s’améliorera parce que sans elle, le mouvement n’a aucun sens. « Quid manibus, si nihil comprenhendum ? » (Cicéron) (Pourquoi les mains s’il n’y a rien à « saisir » ?)

De la sorte, correctement instruit, le corps prendra toujours plus d’assurance et retransmettra ses impressions à l’intellect pour analyses et corrections, et ainsi de suite…

Maître Nishioka, mon Maître de Jodo, insiste toujours sur le fait qu’un pratiquant doit maintenir le même niveau en Ken et en Jo. Il faut savoir que la pratique du Jodo nécessite l’apprentissage non seulement de la partie Jo de la technique, mais également de la partie Ken, puisque toutes les techniques du Jo ont été élaborées contre des attaques au sabre. « Votre niveau en Jo doit vous permettre d’élever votre niveau en Ken et vice-versa. » nous répète-t-il sans cesse. De même, une bonne compréhension intellectuelle du mouvement – ce qu’il faut faire et pourquoi il faut le faire – permettra de corriger ses erreurs et donc d’améliorer les exécutions successives dans un continuel processus d’ajustements.

Mais le pratiquant devra prendre garde cependant à ne pas se laisser séduire par le chant des sirènes, dans ce sens qu’il est facile de se complaire dans la pratique intellectuelle parce qu’elle est moins éprouvante physiquement. Beaucoup, d’ailleurs, se satisfont de cette seule compréhension pour évaluer leur niveau en Aikido. Il suffit de tourner un peu dans les stages pour observer qu’à de rares exceptions près, les pratiquants sont plus habiles à expliquer qu’à démontrer et leurs explications sont, bien souvent, à la hauteur de ce qu’ils sont capables de démontrer.

L’étude du Budo pourrait être comparée à un puzzle : chaque morceau du puzzle correspond à un kihon, un mouvement de base. Le pratiquant sait qu’il doit mettre tous les morceaux à leur place pour que l’image soit complète et cohérente. Son travail sera grandement facilité s’il a déjà une idée de l’image finale qu’il obtiendra lorsque tous les morceaux seront ordonnés. C’est cette image, cette vue d’ensemble, que j’ai appelé la pratique intellectuelle. La seule différence avec un puzzle ordinaire est qu’une bonne connaissance de chacune des pièces permet de créer autant d’image que l’on veut. C’est peut-être ça la liberté dont parlent les maîtres : pendant longtemps, il nous faut reproduire l’image proposée par notre enseignant et assembler les pièces à sa façon jusqu’à développer la capacité de créer nos propres images, ainsi que la méthode pour les reproduire.

Cette recherche, ou pratique intellectuelle, peut déboucher sur des études aussi diverses que la physique des fluides, la mécanique quantique, l’astrophysique ou le Zen, par exemple.

Sans aller jusque-là, la simple prise de conscience de toutes les résistances et les gestes superflus dans l’exécution d’un mouvement entre dans le cadre de cette recherche. En ce cas précis, il s’agira plutôt d’un dialogue entre le corps et l’intellect afin d’éliminer les tensions inutiles et restaurer l’harmonie.

De la même façon, l’ensemble des notions et concepts véhiculés par notre pratique fait partie de cette étude, de la simple mémorisation des diverses nomenclatures japonaises (noms des kata, des techniques, des périodes de l’histoire japonaise et que sais-je encore !) à la rédaction de cet article.

Prenons, par exemple, l’étude du Reishiki : de quoi pourrait-elle être constituée ?

D’une part, de toutes les informations glanées çà et là auprès des enseignants et des compagnons de pratique. Elle commencera dès que le pratiquant endossera pour la première fois son keikogi pour finir, éventuellement, par l’étude de la tradition Ogasawara en usage actuellement à la cour impériale du Japon.

D’autre part, de toutes les recherches que le pratiquant aura entreprises pour comprendre le sens et la raison d’être du Reishiki, lesquelles peuvent se limiter à une simple réflexion personnelle ou à un échange de points de vue avec les amis au cours de la traditionnelle bière d’après-cours.

Et enfin, de sa capacité à intégrer le Reishiki dans sa pratique en manifestant progressivement un changement de comportement, tant personnel que social.

Disons, pour résumé, qu’une bonne compréhension intellectuelle de sa pratique aidera aussi sûrement l’Aikidoka que la maîtrise du solfège un musicien. En tout cas, il s’agit d’un aspect de leur pratique qu’ils ne peuvent ignorer.

Arrivé à ce niveau de compréhension physique et intellectuelle, qui devrait correspondre, selon mes critères personnels, au grade de 4e dan, le pratiquant est censé avoir acquis « l’intelligence du corps ». Les doigts se déplacent sur le clavier par eux-mêmes, sans réflexion cérébrale. Au contraire, une interférence mentale interrompra la fluidité du mouvement parce que le corps sera contraint de réduire sa vitesse à celle, plus lente, du cerveau.

C’est à ce niveau que la pratique émotionnelle commence naturellement à avoir un sens, ce qui ne veut certes pas dire que le pratiquant n’est pas confronté à l’émotionnel avant d’avoir atteint ce niveau technique : il l’est d’ailleurs dès la première chute à son premier cours. Mais plutôt que muni de la capacité de bouger correctement son corps grâce à la compréhension physique et intellectuelle acquises, il aura la possibilité de confronter, d’analyser et de comprendre ses émotions, notamment ses peurs et ce qu’elles provoquent.

Entrer dans le vide, par exemple, fait peur, notamment si le corps ne sait pas se déplacer. Qui ne s’est pas retrouvé hésitant devant un saut à exécuter ? Certes, il est toujours possible de balancer un type au milieu du lac pour qu’il apprenne à nager, et dans ce cas, le type sera immédiatement immergé (sans jeu de mots) dans les trois aspects de la pratique :

• physique : il doit bouger s’il ne veut pas se noyer,

• intellectuel : il devra très rapidement trouver un moyen de bouger en

s’économisant s’il veut rejoindre la berge avant de se noyer,

• émotionnel : et il ne me semble pas utile de devoir préciser comment et

pourquoi !

Il en serait de même, pour reprendre le parallèle avec les arts martiaux, d’un conscrit enrôlé en temps de guerre et envoyé au front après 1 mois de préparation.

L’étude du Budo est moins immédiate et traumatisante, quoique ! C’est donc volontairement, et progressivement, que le pratiquant s’engagera sur cette voie. Et nous voilà revenu à la fameuse question du : pourquoi pratique-t-on ? Mais nous y reviendrons plus tard car, bien entendu, il existe un quatrième aspect de la pratique.

Aussi, muni d’un corps bien éduqué et d’une bonne compréhension de ce qu’il fait, le pratiquant entre dans ce que j’ai appelé : la pratique émotionnelle.

En d’autres mots, comment se comportera un pratiquant bien préparé et conscient de ce qu’il sait dans un vrai combat « simulé » ou sur un champ de bataille « virtuel » ?

La pratique émotionnelle

En guise d’introduction, je voudrais préciser qu’il ne sera pas question ici de répertorier et d’analyser l’ensemble des émotions que chacun de nous ressentira subjectivement par le simple fait qu’il s’agit d’une discipline corporelle. En effet, ce type de pratique passe nécessairement par le contact physique et chacun a son propre mode de réagir à une prise/saisie/agression, même simulée et codifiée. Ce contact physique pourra provoquer, notamment chez les débutants, un éventail d’émotions qui se manifesteront par des réactions physiologiques involontaires, type : accélération des battements du cœur, clignements involontaires des yeux, rires nerveux, fortes tensions musculaires, sudation excessive démontrant que le pratiquant est immédiatement plongé dans la pratique émotionnelle dès son premier cours. Ce contact le conduira, consciemment ou non, à entrer en relation avec l’autre. Aidé de la pratique physique, qui lui permettra d’y répondre techniquement, et de la pratique intellectuelle, qui lui a en fait comprendre le comment et le pourquoi, il sera plus à même de gérer ces réactions émotionnelles pour qu’elles ne perturbent ni son mouvement, ni son adversaire/partenaire.

Cependant, celles-ci sont communes à toutes les pratiques corporelles qui passent par le contact physique, de la danse de salon au football, et elles seront toujours différentes de celles que ressentira un pratiquant de Zen en prenant sa posture de méditation.

Pourtant, la pratique martiale possède en plus des autres un moyen spécifique de nous faire entrer dans nos peurs et d’y entrer par la Grande Porte puisqu’elle propose, par son système d’entraînement, de « tutoyer » la peur ultime : la peur de la mort. Bien sûr, pour l’affronter, le guerrier devra combattre réellement pour sa vie et il n’est d’ailleurs pas nécessaire de pratiquer les arts martiaux pour en faire l’expérience. Cependant la particularité de la pratique martiale est de proposer une situation pour étudier, comprendre et contrôler cette peur. Ou, pour être plus précis, pour nous familiariser avec elle sans devoir nécessairement risquer sa vie. Mais si l’on peut dire objectivement que tous les pratiquants ressentiront cette peur à un moment ou à un autre de leur parcours, on ne peut pas en déduire qu’elle se manifestera de la même façon pour chacun d’eux.

Comme je le dis souvent dans mes stages, l’homme n’est psychologiquement pas programmé pour entrer volontairement dans une attaque. Au contraire, sa programmation génétique l’invite à fuir. La pratique martiale est donc une alternative à cet instinct de survie puisqu’elle enseigne qu’il est souvent meilleur d’affronter un problème que de chercher à l’éviter.

Cette pratique consiste donc à entrer progressivement et volontairement dans la situation émotionnelle que le pratiquant pourrait éprouver s’il était réellement en train de combattre pour sa vie. Tout pratiquant a vécu ou vivra virtuellement cette expérience, que ce soit au cours d’une compétition, à l’occasion d’un passage de grade, ou encore en faisant Uke pour un Sensei.

Cette approche est progressive parce qu’elle dépend de notre capacité d’absorber l’attaque au point que Tori ait peur pour lui-même et Uke peur de toucher Tori. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir Uke interrompre son attaque avec la certitude qu’il aurait touché Tori. Beaucoup hésitent à entrer dans cet espace/temps et je dirais qu’ils ont raison d’écouter leur instinct de survie parce qu’il les avertit qu’ils ne sont pas encore prêts.

Il existe, en Ken, un exercice de coupe à deux où, pendant que Shitachi perfectionne ses trajectoires, Uchidachi développe sa capacité de recevoir (ukeru) la coupe de Shitachi sur son Bokken. Cet exercice, d’une valeur éducative éprouvée, immerge immédiatement les deux pratiquants dans l’émotionnel et, peut-être Uchi encore plus que Shi parce que c’est lui qui « reçoit le coup » alors que son instinct de survie lui commande de l’éviter.

Un autre est Kiri-Otoshi (Chokusen Irimi, en Aikido) puisque la technique ne s’applique que si Shitachi laisse Uchidachi entrer le plus profondément dans son attaque, jusqu’à lui faire croire qu’il le touchera.

Dans son livre « Aikido », Tamura Sensei l’exprime en ces termes :

« Plus important est d’oublier son corps, d’entrer et de percer en pensant être percé, d’entrer directement sans la moindre hésitation.

Vous pressez Aite de votre puissance mentale, jusqu’à ce qu’il soit contraint d’attaquer ; utilisant, prenant son attaque, vous entrez ! »

Mais je connais beaucoup de pratiquants qui se mettent en danger sans même s’en rendre compte. C’est simplement la preuve qu’ils n’ont pas encore assez étudié puisqu’ils ne réalisent pas la situation.

C’est seulement lorsqu’il aura développé une bonne pratique physique et intellectuelle que le pratiquant sera en mesure d’entreprendre un réel et objectif travail sur ce troisième aspect. En effet, la seule compréhension intellectuelle de la situation ne lui procure pas les moyens physico-techniques de l’affronter. Ceci ne veut pas dire qu’il n’éprouvera aucune émotion, bien au contraire et bien trop, au point qu’elles le submergeront et l’empêcheront de faire, d’être Aiki. Ou bien, s’il dispose des moyens physico-techniques – et notamment d’un bon potentiel physique -, sans une compréhension suffisante, il risquera de blesser son Uke, ce qui l’empêchera de faire, d’être Aiki.

Je dois reconnaître que le travail des armes, peut-être en raison du danger qu’elles représentent dans l’imaginaire populaire, est un excellent moyen pour entrer dans cet aspect de la pratique. Ce qui ne veut pas dire que l’Aikido n’en est pas un, bien au contraire. Mais je me souviens de quelques séances de kata de Jo ou de Ken avec des amis qui me veulent du bien où il ne fallait pas « se rater », comme on dit ! Et je ne me souviens pas moins de mes débuts en Aikido quand je faisais Uke pour Tamura et Chiba Sensei : ils m’ont donné l’occasion d’expérimenter une variété impressionnante d’émotions.

Je voudrais donc, encore une fois, préciser que le pratiquant ne pourra étudier – à ne pas confondre avec éprouver – réellement l’aspect émotionnel de la pratique qu’après avoir acquis « l’intelligence du corps ». Ou tout du moins comprendra-t-il, à l’occasion des « expériences émotionnelles » qu’il ne manquera pas de vivre tout au long de son parcours martial, qu’il a besoin de cette intelligence s’il veut ne pas être la victime des manifestations physiologiques involontaires qu’elles provoqueront.

Pour prendre un parallèle, l’étude de cet aspect de la pratique serait un peu comme se mettre au volant d’une Ferrari quand on maîtrise tous les paramètres du pilotage. À quoi servirait-elle à quelqu’un qui n’a aucune idée du double pédalage ou du talon- pointe. Le parallèle est intéressant parce qu’effectivement l’art martial met de suite une Ferrari à la disposition du pratiquant, et beaucoup l’utilisent d’ailleurs comme s’ils conduisaient une 2CV ou un 4×4, même après des années de conduite.

Le travail qui consiste donc à se placer volontairement en situation de danger, c’est-à- dire cette capacité de rester « immobile et impassible » jusqu’au point de non-retour de l’attaque d’Uke, nous fait entrer dans une nouvelle dimension et mesurer à quel point les deux autres aspects de la pratique sont aussi indispensables qu’inutiles. Ou, pour reprendre les paroles d’O’Sensei : « Je ne vous enseigne pas comment déplacer vos pieds mais comment bouger votre esprit ! ». Il est cependant indéniable qu’on le comprend mieux quand on sait comment bouger ses pieds !…

Parvenu au stade où sa pratique physique, intellectuelle et émotionnelle est devenue « un tout » harmonieusement développé et équilibré, le pratiquant comme le musicien est capable de jouer toutes les pièces du répertoire, sans erreur technique et avec toutes les nuances imposées par la partition. D’un point de vue martial, il est devenu un guerrier dans ce sens où il a acquis toutes les compétences qui lui permettraient de mener un combat avec la probabilité d’en sortir vainqueur. Il peut dès lors se consacrer entièrement à perfectionner son interprétation, ou son efficacité suivant le point de vue sous lequel on se place, en gardant à l’esprit qu’elles sont personnelles et, donc, intransmissibles : seul le solfège l’est !

La tentation est grande, à ce niveau, de vouloir enseigner son style plutôt que la méthode qui a permis de le définir. Si l’on doit apprendre à écrire à quelqu’un, il serait improductif de lui enseigner immédiatement toutes les figures de la rhétorique.

Et le parcours martial du pratiquant pourrait s’arrêter-là, c’est-à-dire se perfectionner en maintenant l’équilibre entre ces trois aspects de la pratique. De fait, l’étude de l’Art Martial (Bu-Jutsu) se limite à ça : devenir toujours plus efficace.

Pourtant, il existe une autre dimension, une « quatrième » pratique. Sa particularité est qu’elle n’est ni obligatoire, ni automatique et qu’elle ne rendra pas le pratiquant plus fort techniquement. Ne pas s’y dédier ne l’empêchera donc pas de progresser, pour autant qu’il continue à pratiquer physiquement, intellectuellement et émotionnellement. Elle vient « en plus » et il appartient au pratiquant de l’entreprendre, volontairement et consciemment, ou de ne pas l’entreprendre. Elle est commune aux disciplines ayant le suffixe Do dans leur nom. Elle est parfaitement résumée dans cette phrase du Bouddha :

« Le seul vrai combat à mener est le combat contre soi-même ! »

S’agissant d’un combat, le guerrier devrait être la personne la mieux indiquée ou, tout du moins, la mieux préparée pour le mener.

Il s’agit, certes, d’une nouvelle dimension de la pratique. L’art martial (Bu-Jutsu) se limite à améliorer les performances de ses adeptes et telle est sa fonction. Les disciplines martiales (Bu-Do), en revanche, proposent au pratiquant d’utiliser la méthode martiale (devenue obsolète d’un point de vue spécifiquement « guerrier ») pour se perfectionner et devenir meilleur d’un point de vue humain.

Dès lors, il devient possible de parler de « pratique spirituelle ».

La pratique spirituelle

Beaucoup de personnes sont attirées par l’Aikido et « l’aura » qui s’en dégage de par la dimension spirituelle, voire mystique, à laquelle l’a élevé son fondateur. Et ils ont raison : l’Aikido est un Art de Paix, comme le définissait O’Sensei. Il appartient donc à chacun de ceux qui en entreprennent l’étude d’élaborer les stratégies qui le transformeront véritablement en un Artisan de la Paix.

Durant de longues années, le pratiquant d’Aikido étudie et expérimente la technique, laquelle est constituée de l’ensemble des réponses physiques, intellectuelles et émotionnelles lui permettant de faire face à une agression physique sans s’opposer au mouvement, ni à la dynamique. Lorsque ses 3 niveaux de pratique seront équilibrés et qu’il sera capable de répondre techniquement avec efficience à toutes les attaques du répertoire, sa réflexion devrait naturellement le conduire à s’interroger davantage sur la nature du conflit, son origine, ce qui l’a engendré. Ce faisant, le pratiquant commencera à percevoir l’espace et le temps entre l’intention de l’attaque et sa manifestation physique, voire entre la non-intention et l’intention. Plus cette perception s’affinera, plus il réalisera qu’il peut agir – et non plus ré-agir – avant même la manifestation de l’attaque.

Yoyu est le terme utilisé en Budo pour définir cette capacité : la marge. Quand le pratiquant aura atteint ce niveau, il devra choisir entre le mal et le bien, entre détruire Uke ou le convaincre pacifiquement de modifier son comportement : Setsuninto (le sabre qui tue) – Katsujinken (le sabre qui procure la victoire), Hei-ho Hei-ho desu (les méthodes de la guerre deviennent les méthodes de la Paix).

La pratique spirituelle, si tant est qu’elle nous interpelle, repose principalement sur notre capacité à transposer notre compréhension technique (physique, intellectuelle et émotionnelle) de l’Aikido dans notre vie quotidienne pour gérer harmonieusement les inévitables conflits auxquels nous expose notre mode de vie et de pensée. Comment réagirai-je si un type me grille la priorité et percute ma voiture alors que je suis déjà en retard pour arriver au boulot à cause du trafic ? Comment, je ne sais pas, mais il existe certainement une solution Aiki, sinon le système ne serait pas valide et son étude n’aurait pas de sens ! En effet, à quoi pourrait servir un système de combat basé sur l’union des énergies et l’harmonisation avec l’adversaire s’il ne conduisait pas à modifier le comportement des pratiquants dans leur mode d’entrer en relation avec l’autre, notamment en situation conflictuelle ? Et pourtant, curieusement, pour ne pas dire paradoxalement, il n’existe peut-être pas d’autres disciplines martiales où les querelles intestines soient aussi diffuses qu’en Aikido.

En fait cette pratique, qui devrait intéresser tout le monde : les débutants comme les avancés, les bons comme les moins bons, s’adresse directement à notre cœur « Kokoro ». Dans ce combat, les aptitudes techniques ne sont d’aucune aide et son issue dépendra uniquement de notre capacité à interagir avec empathie.

S’il s’interroge sincèrement, le pratiquant devra au préalable établir les raisons pour lesquelles il devrait se combattre lui-même. Cette perspective pourrait effectivement résonner en lui comme un koan tant elle paraît absurde à priori. Mais s’il n’en comprend pas la nécessité, quel sens ce combat pourrait-il avoir pour lui ?

S’il n’entreprend rien pour résoudre ce koan, la pratique ne sera seulement pour lui qu’un moyen de perfectionner sa technique alors qu’elle est le moyen que l’Aikido met à sa disposition pour perfectionner son être. En effet, à quoi lui servirait-il d’être plus fort si ça ne le rend pas meilleur ?

Cependant, pour y parvenir, il devra développer son empathie et accepter de se remettre en question. Et l’on pourrait même dire que l’un ne va pas sans l’autre, dans le sens où se mettre à la place de l’autre permet d’accepter l’idée qu’il puisse avoir raison et, par voie de conséquence, que notre amour-propre puisse être égratigné. Bien souvent, cette situation est vécue comme une perte, une défaite alors qu’il s’agit en fait d’une petite victoire sur soi-même. Ce comportement, cette autre façon de pensée l’aidera à comprendre qu’il n’y a rien à gagner dans le conflit et l’opposition et concourra à sa croissance personnelle.

Étymologiquement, empathie est un néologisme qui signifie « ressentir dedans » et que la psychologie a défini comme la capacité de se mettre à la place d’autrui, de ressentir ce qu’il ressent. Il n’est donc pas complètement insensé de dire que l’étude d’une discipline basée sur l’harmonie et l’unité avec l’autre, comme l’est l’Aikido, devrait naturellement conduire le pratiquant à transcender la technique en réalisant que l’étude sur le tatami lui enseigne comment éviter le conflit dans ses relations quotidiennes. C’est Uke qui joue le rôle de l’autre sur le tatami, mais hors du dojo qu’en est-il de la pratique ?

Elle s’adresse, bien entendu, directement à l’ego, cette entité virtuelle à laquelle nous donnons vie et espace, tels des Dr Jeckyll and Mr. Hyde ! Parce que, évidemment, l’ennemi dont il est question – ce soi-même – c’est l’ego, cette création unique et personnelle à laquelle nous sommes tellement attachés que nous sommes prêts à agresser (mais l’ego l’appelle plutôt : remettre à sa place) quiconque oserait la remettre en question.

L’ego n’est pas mauvais en soi : il est. Le problème est l’importance qu’on lui donne, le culte qu’on lui dédie. Mais si le guerrier a bien compris la leçon de l’Aikido et s’il ne veut pas s’opposer à tous ceux qui remettront son image en question, il se persuadera progressivement que l’opinion de l’autre peut parfois être plus objective. Cette capacité de changer de perspectives, cette élasticité mentale (Junanshin), se développe grâce à l’empathie. Mais, bien souvent, l’ego n’est pas disposé à admettre facilement que l’autre puisse avoir raison et il s’y oppose.

Curieusement, le développement des capacités techniques est proportionnel à celui de l’ego : devenir plus fort techniquement le rassure et le fortifie. Ainsi, plus on progresse techniquement et plus on risque d’oublier ou, mieux, on tend à refouler ce combat contre soi-même parce que la remise en question sera toujours plus difficile à accepter, presque intolérable. Comme l’écrit Franck Noël dans son livre (Aikido – Fragments d’un dialogue à deux inconnues) : « A ce titre, les boursouflures de l’ego que sont l’arrogance ou la suffisance de celui qui se croit bon, qui croit avoir tout compris, sont des étapes par lesquelles il est bien difficile de ne pas passer car la valorisation de l’individu est partie intégrante du parcours. Et comment ne pas s’y arrêter pour s’y contempler un peu ? »

Mais, comme je le disais en préambule, la pratique spirituelle n’est pas indispensable pour appréhender et comprendre les principes de l’Aiki et son étude peut fort bien se limiter aux aspects physique, intellectuel et émotionnel,… ainsi qu’à la contemplation de l’ego !

Entreprendre cette pratique signifie s’engager consciemment à mener une guerre contre soi-même, contre l’ego, avec ses stratégies, ses compromis, ses blessures inguérissables et ses remords. Parce qu’il s’agit effectivement d’une vraie guerre, avec ses interminables batailles et ses innombrables combats, dont le nombre dépendra essentiellement de notre « habileté » à déjouer ses ruses. Chaque bataille perdue nous rend plus vulnérable pour les successives, un peu comme l’obstacle que nous n’avons pas réussi à franchir la première fois. Et le dragon ne meurt pas facilement. Pour le tuer vraiment, il doit cesser d’être notre raison de vivre…

C’est également une des réponses à la question de savoir : pourquoi pratique-t-on ?

Ou, comme le dit O’Sensei :

« L’approche de « l’autre » peut être considérée comme une occasion de tester la sincérité de notre entraînement mental et physique, de voir si nous sommes capables d’une réponse effective, en accord avec la loi divine. »

Il me semble difficile de clore ce chapitre sans évoquer l’aspect mystique de l’Aikido. Qui n’a pas vu O’Sensei en prière sur la plupart des films et des images qui le représentent ? Toutefois, ce sujet présente un caractère trop intime et personnel pour pouvoir être directement relié à la pratique martiale parce que, sur cette voie, l’important est avoir Foi et non ce en quoi on croit. Miyamoto Musahsi, dans le Gorin- no-Sho, résume admirablement le comportement du guerrier par rapport à la religion :

« Respecte tous les Dieux mais n’attends rien d’eux ! »

Le mysticisme est lié aux « mystères », à une croyance cachée supérieure à la raison et l’Aikido, au contraire, n’a rien à cacher ! Le pratiquant peut donc tout à fait s’engager sur cette voie s’il pense qu’elle lui ouvrira toutes grandes les portes de l’Aiki, converti en cela par l’exemple du fondateur. Mais même si O’Sensei n’a jamais prêché une religion, ou alors la sienne s’appelait Aikido, on ne peut ignorer les expériences extatiques qui ont jalonné son parcours et ouvert sa conscience au point de pouvoir communiquer avec les Dieux.

En guise de conclusion, j’aimerais brièvement partager les raisons pour lesquelles j’ai écrit cet article. En effet, on assiste actuellement à une prolifération des écoles d’Aikido qui, plutôt que s’en féliciter, s’opposent sans parvenir à trouver entre eux l’AI qu’elles sont censées rechercher. Chacune d’elles est convaincue de proposer la juste interprétation de l’Aikido sans se rendre compte qu’elle s’est probablement plus « spécialisée » sur un seul des 3 premiers aspects de la pratique. Si elle les avait équilibrés entre eux, elle ne serait en opposition avec personne et cohabiterait en harmonie avec toutes les autres.

Bien que de nature idéaliste, je ne rêve pas au point de croire que : « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ! ». J’espère simplement que cet article rappellera aux aikidoka de toute obédience de ne pas se fixer sur un seul aspect de la pratique parce que, comme nous l’avons vu, l’Aikido est constituée de l’ensemble de ces approches. En fait, les différences entre les styles, en apparence discordantes, démontrent à la fois la diversité et la cohérence de notre Art et soulignent le caractère universel de l’Aikido, comme le souhaitait O’Sensei.


Daniel Leclerc

Milan, janvier 2010