UKE, celui qui chute dans la pratique d’AIKIDO, par opposition à TORI qui exécute la technique, joue un rôle essentiel dans la didactique martiale en général et japonaise en particulier, tout du moins pour ce qui concerne les disciplines qui enseignent les formes de combat face à face à un adversaire. La cible n’a pas moins de valeur en KYUDO, par exemple, mais ne remplit pas les mêmes critères. Ce rôle est bien souvent méconnu ou mal compris, pour ne pas dire déconsidéré, par bon nombre de pratiquants notamment en raison de la fonction passive qu’on lui attribue injustement. Cet article se propose d’analyser ce rôle, sous tous ses aspects, et ainsi permettre au shugyo-sha d’y puiser les éléments susceptibles d’orienter son travail vers une meilleure compréhension de sa ou ses pratiques. Dans un premier temps, nous tenterons de comprendre et d’analyser les raisons qui pourraient justifier cet apparent manque d’intérêt. Puis nous aborderons les différents sens attachés à cet aspect de la pratique. Enfin, nous dégagerons quelques moyens utiles et pratiques pour améliorer notre propre technique à ce sujet.
L’un des principaux facteurs qui contribue à mésestimer le rôle d’UKE est d’ordre psychologique, notamment dans les techniques corps à corps, savoir : la peur liée à la chute.
Cette peur trouve vraisemblablement son origine dans l’inconscient attaché à l’évolution de l’espèce humaine en général et de chaque individu en particulier, lorsqu’il fait ses premiers pas. Il est communément admis, en effet, que l’espèce humaine est née le jour où un animal s’est dressé sur ses membres inférieurs pour adopter la position verticale. On peut facilement imaginer que cette mutation ne s’est pas réalisée sans douleur et il suffit d’observer, à défaut de se rappeler, les pénibles expériences du bébé lorsqu’il passe de la position couchée à la position assise, puis à quatre pattes pour finalement parvenir laborieusement, par imitation, à se dresser sur ses jambes. Combien de chutes, de plaies, de bosses n’ont-elles pas été durement expérimentées à cette époque de la vie ? Elles restent inévitablement gravées dans notre mémoire pour ne laisser subsister qu’une peur viscérale de la chute. Dès lors, l’apprentissage de la chute à un âge où tous les facteurs génétiques liés à l’une des spécificités de notre espèce se sont définitivement établis, revient à entreprendre le même processus à l’envers, ce que l’inconscient refuse d’accepter.
Il suffit, pour s’en convaincre, de relever les diverses locutions verbales utilisées dans toutes les langues pour exprimer cette peur.
Ne parle t’on pas, en effet :
· de la chute d’un empire, d’une monarchie, d’un régime, d’un gouvernement ; de la chute d’une monnaie, des cours de la bourse ; de la chute de tension, de température, des cheveux ; d’une chute d’eau, de neige, de pluie ; de la chute du jour,
ne dit-on pas :
· tomber dans les pommes, des nues, de Charybde en Scylla, etc…
· sauter dans l’inconnu,
Qui n’a pas entendu sa mère lui dire : « Fais attention à ne pas tomber, tu vas te faire mal ! », ou encore : « A force de faire le fou, tu vas finir par tomber ! », sous-entendu « te faire mal ! ».
Il semble donc que la chute soit associée, dans l’inconscient collectif, à la douleur, au déclin, au manque, à une déchéance, à une perte d’équilibre physique, mental et social.
Il n’est donc pas étonnant, dans ces conditions, que l’homme s’en défie instinctivement. Car il s’agit bien d’un défi, puisqu’en entreprenant l’apprentissage de la chute, le pratiquant va à la rencontre de l’une des peurs inscrites dans ses gènes.
Parallèlement à ces peurs liées à ce que l’on pourrait appeler l’inconscient de l’espèce, existent d’autres peurs, plus subjectives, plus personnelles. En effet, il y a un monde entre tomber tout seul, par maladresse, par faiblesse temporaire, par inadvertance, et se faire chuter (on dit plutôt se faire projeter).
Ce monde est l’autre et la confiance relative qu’on lui accorde. Car UKE ne se limite pas à l’UKEMI (communément traduit par chute). Il y a, de fait, une part d’inconnu dans le fait de se placer dans une situation de complet abandon, physiquement et psychologiquement. En cela, on peut abonder dans le sens de ceux qui n’accordent à UKE que le seul droit de mourir. Chuter, c’est effectivement mourir un peu, ou tout du moins avoir la possibilité d’en prendre conscience et d’en accepter l’éventualité. Malheureusement, la mauvaise compréhension du rôle d’UKE, alliée à une certaine rigidité physique – que n’améliore pas les conditions de la vie moderne -, aux hiatus techniques de TORI et sa difficulté à réaliser une technique juste, n’incite pas le pratiquant à renouveler l’expérience de sa propre mort suffisamment souvent pour y trouver autre chose qu’un « mauvais moment à passer » !
On ne peut, par ailleurs, passer sous silence le rôle que peut jouer l’ego dans cette situation. En effet, en AIKIDO, en JUDO, en KARATE-DO, UKE est celui qui « perd », par opposition à TORI qui le terrasse ou qui, du moins, tente de le faire. En effet, lorsque deux êtres, deux animaux, deux insectes, sont amenés à combattre, pour quelques raisons que ce soit : la prédominance du mâle au sein du groupe, la défense de son territoire, de ses petits, de son honneur -, ils cherchent mutuellement à se faire tomber, à faire perdre l’équilibre à l’autre, et le combat cesse, tout du moins dans le monde animal, quand l’un des deux tombe à terre. Ce système de combat prévaut encore actuellement dans le SUMO, par exemple. Dans le cadre d’un entraînement, bien souvent, la chute peut paraître dévalorisante, pour le pratiquant lui-même comme pour le spectateur néophyte. Il est certes plus gratifiant de s’entendre dire : « Dis donc, qu’est ce que tu lui as mis à ton UKE ! » plutôt que : « Tu ne tiens pas debout, mon vieux ! Qu’est-ce qui t’a mis ! ». En fait, la réalité est tout autre, ou devrait être tout autre. En AIKI-KEN, par exemple, c’est UKE qui « domine» puisqu’il conserve le centre à chaque instant, avant, pendant et après la ou les attaques d’UCHI. Ceci constitue d’ailleurs une spécificité du travail d’AIKI aux armes, qui n’existe pas dans les autres BUDO avec armes tels que le KEN-JUTSU ou le JO-DO, par exemple. Dans les disciplines classiques, UKE est celui qui « perd ». C’est l’une des raisons pour lesquelles ce rôle est normalement joué par un instructeur, voire par l’enseignant lui-même. Nous aurons l’occasion de revenir sur cette notion par la suite car, bien entendu, le travail sur le tatami ne se résume à gagner ou perdre.
De ce qui précède, on peut donc déduire que la peur viscérale liée à la chute génère un certain blocage physique, ou pour le moins une réticence, en relation avec notre inconscient collectif et notre mémoire.
Mais on ne pourrait pas moins considérer que le déséquilibre soit à l’origine de cette peur. De fait, il est aux lois physiques ce que la peur est aux facteurs psychologiques, c’est à dire la cause de la chute, qu’elle soit physique, mentale ou sociale.
En effet, nous l’avons vu, l’espèce humaine est née le jour où elle s’est dressée sur ses membres inférieurs, c’est à dire qu’elle est passée d’une position parfaitement stable, que lui assurait ses quatre points d’appui, à une position de recherche perpétuelle d’équilibre – ou de constant déséquilibre – l’obligeant à développer une morphologie qui, aussi parfaite soit-elle, n’en est pas moins insuffisante pour le garantir sans risque. Le kangourou, par exemple, qui se déplace également sur ses deux membres inférieurs, dispose d’une queue, c’est à dire du troisième point d’appui qui lui assure une parfaite stabilité. L’état de perpétuel déséquilibre ou d’équilibre précaire de l’homme, qui résulte de son choix d’avoir adopté la position verticale, ne l’a peut-être pas seulement rendu instable physiquement mais également psychologiquement. En se dressant sur ses membres inférieurs, il a de facto généré une situation qui lui fait craindre à tout instant de tomber.
Quel est le réflexe d’un homme n’ayant pas appris à chuter lorsqu’il tombe ? Il cherche mécaniquement à mettre ses mains pour amortir sa chute, c’est à dire qu’il utilise instinctivement ses membres supérieurs. Il ne lui vient pas naturellement à l’idée de rouler.
Il n’est donc pas moins vrai que cet état de perpétuel déséquilibre génère chez l’homme une peur inconsciente, celle de perdre l’équilibre si chèrement acquis et de tomber.
Mais la question n’est pas de savoir aujourd’hui qui de la poule ou de l’œuf est arrivé le premier, mais de mesurer à quel point la chute n’est pas inscrite dans les gènes de la nature humaine. De ce fait, l’homme n’est pas naturellement disposé à en faire l’expérience ou l’apprentissage.
Le deuxième facteur qui contribue à déconsidérer le rôle d’UKE est d’ordre physique et physiologique.
En effet, qui peut prétendre chuter par ou avec plaisir ? La chute, même « maîtrisée », reste douloureuse, et ne manque pas de laisser des séquelles irréversibles au corps, dont la fameuse « touche de piano ». De ce point de vue, le fait d’aborder la chute à un âge où le corps n’est pas encore musculairement formé, c’est à dire avant 25 ans en moyenne, peut présenter un avantage certain. Il n’est donc pas étonnant que la propension à chuter diminue proportionnellement à l’âge. Mais fort heureusement, nous le verrons par la suite, la chute n’est qu’un aspect de la notion d’UKE, certes le plus éprouvant physiquement.
En revanche et paradoxalement, la chute aide à façonner le corps nécessaire à la réalisation de la technique suivant les critères biomécaniques propres à l’AIKIDO. On pourrait même dire qu’il constitue le seul entraînement à sa disposition pour éduquer les muscles, tendons et autres ligaments indispensables. La préparation des débuts de cours n’y suffit pas, aussi complète soit-elle, tout juste permet-elle d’éviter des raideurs inutiles, un peu comme on s’étire le matin au réveil pour stimuler le corps.
D’autre part, il est nécessaire de disposer de ses pleines capacités physiques pour espérer réaliser une chute sans trop de dommages. Des douleurs chroniques, notamment au niveau de la colonne vertébrale, ou des malformations congénitales peuvent handicaper le pratiquant dans la réalisation de la technique d’UKEMI proprement dite, et ce indépendamment des facteurs psychologiques qui y sont immanquablement associés.
De même, les chevilles jouent un rôle fondamental dans la chute puisque le principe de base de l’UKEMI est de réduire au maximum sa hauteur par rapport au sol avant de « tomber ». En biomécanique, cette fonction est assurée par les chevilles. La position « assise accroupie » chère au monde oriental et moyen-oriental, ainsi qu’aux cow-boys devant le feu de camp en rase campagne, permet de s’assurer que les chevilles possèdent la souplesse nécessaire.
Enfin, la chute est étroitement liée au souffle et il semble difficile de ne pas soutenir que tomber est plus épuisant que projeter. A plus d’un titre, la chute peut s’apparenter à une course de fond et parfois, en raison du rythme imposé par TORI, à une course de vitesse. De fait, le cœur et le système pulmonaire sont grandement sollicités et requièrent une bonne constitution. De surcroît, beaucoup de pratiquants dissocient la chute et la remise sur pieds en position verticale. Ils tombent d’abord et se relèvent ensuite. Ils n’utilisent donc pas la dynamique de leur chute pour se relever, ce qui nécessite plus d’efforts de leur part et contribue à les essouffler davantage.
Ainsi, à son corps défendant, si l’on peut dire, l’homme n’est naturellement pas disposé à tomber. Il n’est donc pas étonnant qu’il ait quelques réticences à en faire l’apprentissage. Pourtant, c’est en maîtrisant, autant que faire se peut, sa propre chute, c’est à dire son propre déséquilibre, qu’il parviendra à reconnaître et contrôler cette peur viscérale et à utiliser la loi de la gravitation indispensable à la réalisation de la technique martiale.
En effet, comment pourrait-on espérer déséquilibrer un adversaire si l’on n’a pas soi-même expérimenté les lois de l’équilibre sur son propre corps ? Or, le principe de base des techniques d’AIKIDO ou de JUDO vise à utiliser la dynamique – l’énergie – d’une attaque pour entraîner l’adversaire dans son propre déséquilibre. L’on pourrait donc dire que l’apprentissage de la chute par UKE est à la recherche d’équilibre ce que l’apprentissage de la technique par TORI est à la recherche du déséquilibre. Ces deux aspects de la pratique semblent donc indissociablement liés, comme le positif et le négatif, le ying et le yang. Et ce n’est qu’à cette condition qu’AIKI pourra se manifester.
Il est intéressant de constater, à ce sujet, que par un juste partage des rôles, la moitié du temps passée à la pratique est consacrée à jouer celui d’UKE et que la moitié – environ et dans des conditions idéales – de cette part à faire UKEMI.
Or, force est de constater que l’apprentissage du rôle d’UKE se limite bien souvent à la seule chute, au seul UKEMI, c’est à dire « comment tomber sans se faire mal », et se résume à la chute avant, arrière et parfois latérale. Ceci équivaut à limiter l’apprentissage de l’écriture à : « comment tenir son stylo », ou l’apprentissage de la natation à : « comment ne pas boire la tasse ». Non pas que ce soit inutile, loin s’en faut, c’est même indispensable mais insuffisant pour écrire ou nager. Les nombreux ouvrages relatifs à l’AIKIDO traitent des chutes de façon par trop laconique et pour la plupart ignorent totalement le rôle d’UKE.
Aussi, nous nous permettons d’emprunter à Franck Noël, dans son livre : « AIKIDO : fragments d’un dialogue à deux inconnues » cette approche à la fois diserte et expressive de la chute :
« La chute, en AIKIDO, est tout sauf une déchéance.
Elle revêt une dimension utilitaire, symbolique, magique, héroïque, rythmique et esthétique à la fois. En tant qu’exploration systématique de tous les modes de contact possibles avec le sol, elle va prendre des formes diverses : roulades, glissades, rebonds, voire aplatissages…
Le sol, que nous ne pensions qu’à piétiner sans remords ni d’ailleurs sans plaisir, se pose soudain comme le partenaire de longues conversations, comme l’interlocuteur de négociations serrées, difficiles, dans lesquelles il faut confronter tous les points de vue, tenir compte des exigences et faire des concessions. »
Aussi, nous encourageons le pratiquant à chuter aussi longtemps que son corps le lui permet et à ne jamais interrompre cette douloureuse, mais ô combien instructive, négociation avec l’élément « terre ».
Mais le concept d’UKE va au-delà de l’apprentissage de la chute qui n’est, pour UKE comme pour TORI, qu’une part du mouvement, sa fin, son dénouement, son apothéose, comme l’orgasme l’est au coït. Et chacun s’accorde d’ailleurs à penser qu’il en constitue le meilleur moment : pour TORI la satisfaction du résultat obtenu, pour UKE celle de s’être relevé et pour les deux celle de pouvoir recommencer. Mais à ce niveau également, ce moment si exaltant dépendra de la « mise en place », des « préliminaires » en quelque sorte, et pour UKE de sa capacité à tenir, car beaucoup reste des « éjaculateurs précoces ».
En AIKIDO, il ne peut en effet y avoir de chute sans attaque et ce rôle revient de fait à UKE. Hélas, bien souvent, par peur ou par ignorance, l’attaque est rarement ce qu’elle devrait être et le pratiquant se retrouve aussi gauche dans son attaque qu’un enfant sur un terrain de foot quand il reçoit le ballon qu’il n’a pas demandé : il s’en débarrasse.
En AIKIDO, la saisie est le moyen éducatif mis à la disposition du pratiquant pour lui permettre d’apprendre et comprendre physiquement, intellectuellement et émotionnellement les principes qui sous-tendent sa pratique et qui constituent, à proprement parler, l’essence de cet art martial. Physiquement parce qu’il est tenu ou qu’il tient – selon qu’il est TORI ou UKE -, intellectuellement parce qu’il doit reconnaître et ordonner, au travers de cette saisie, les lois et principes à mettre en place pour s’en défaire ou la maintenir, et émotionnellement parce qu’elle représente, en finalité, une attaque censée l’abattre. C’est à ce niveau que se situe la principale ambiguïté de la pratique d’AIKIDO. En effet, la saisie n’est pas une attaque en soi, mais un simulacre d’attaque. Martialement parlant, elle ne saurait, tout au plus, que s’apparenter à une menace dissuasive, voire une tentative de contrôle, ou n’être que le prélude d’une attaque plus définitive, telle un atemi, un coup de boule, ou autres.
Cependant, une attaque, quelle qu’elle soit : saisie, coup de poings, de pieds, de bâtons, de couteaux, flèche, balle, missile, est toujours constituée d’une direction, d’une dynamique – force, vitesse ou énergie suivant la conception qu’on en a – et d’une distance. Dans la terminologie martiale, ce concept est appelé MA-AI : l’espace-temps. Qu’on lance un missile ou un coup de poing, l’objectif à atteindre nécessite la mise en oeuvre de ces trois facteurs. Le résultat, bien entendu, dépendra des capacités de destruction de l’arme utilisée. Mais, curieusement, plus elle sera destructrice, plus ses effets seront difficilement contrôlables. Bien souvent, les moyens mis en œuvre sont disproportionnés par rapport à l’objectif à atteindre. Ce constat s’applique aussi bien à la dernière guerre en Irak, qui a laissé l’impression « d’un éléphant pour écraser une souris », qu’à une coupe au sabre ou la saisie d’un poignet.
Il paraît donc indispensable, pour tenter de comprendre le rôle d’UKE à ce niveau, de ne pas envisager la saisie comme une attaque au sens réel du terme, mais plutôt comme ce que l’esquisse est au peintre, l’épure à l’architecte, la trame au tisserand. Elle est le schéma, le linéament, l’ébauche avec lequel l’artisan-pratiquant pourra, à l’aide des outils que l’AIKIDO met à sa disposition, travailler et donner forme au mouvement, l’améliorer, l’ajuster sans cesse. Plus l’ébauche sera grossière, plus ardue sera la tâche de TORI pour parvenir au produit fini. A contrario, plus l’ébauche s’en rapprochera, plus le travail de TORI s’en trouvera facilité, meilleure et plus rapide sera sa compréhension du mouvement juste et de son exécution. Que l’on se rassure cependant, la didactique de l’AIKIDO comporte dans son curriculum des attaques qui tentent de se rapprocher, autant que faire se peut, de la réalité, savoir : shomen, yokomen, tsuki et les attaques avec armes, pour les plus courants. Mais également à ce niveau, il existe un monde entre une attaque sur le tatami et une attaque « réelle », c’est à dire une attaque qui menace réellement notre vie et qui laisse entrevoir sa possible fin. Personne ne souhaite, d’ailleurs, vivre une telle expérience, à moins d’avoir un tempérament suicidaire.
Il est ridicule, quelque part, de croire le contraire, tant au niveau d’UKE que de TORI. Personne ne vient dans le dojo pour tuer quiconque, même si la pratique impose d’y croire. N’en déplaise aux nostalgiques, il n’existe aucune tolérance de perte dans un dojo, comme cela a pu exister dans les RYU à une époque où il s’agissait d’apprendre le métier des armes. Dans le cas contraire, son auteur serait traduit devant les tribunaux et inculpé d’homicide volontaire ou involontaire. Il pourra toujours plaider qu’il pratique les arts martiaux et convaincre les jurés que cette étude comporte une part de risques !
Pour clore ce chapitre sur l’attaque en AIKIDO, ce qu’elle n’est pas mais ce qu’elle représente, nous nous permettons une nouvelle fois d’emprunter à Franck Noël une citation de son livre :
« Elle (l’attaque) est un des termes du dialogue par lequel l’AIKIDO engage ses adeptes à communiquer ; il leur incombe de l’élaborer en même temps qu’ils l’utilisent. Comme dans toute rhétorique véritable, les questions sollicitent des réponses, mais ces éléments de réponses amènent les questions à préciser.
Pertinence des unes et adéquation des autres sortiront renforcées de cet échange. »
Avant d’envisager quelques suggestions utiles et pratiques pour améliorer notre compréhension du rôle d’UKE, il n’est pas inutile de dégager les quelques idées développées jusqu’à présent :
· De son choix d’avoir adopté la position verticale au cours de son évolution, l’homme n’est pas prédisposé à faire l’apprentissage de sa propre chute en raison des facteurs psychophysiologiques qui y sont, consciemment ou inconsciemment, rattachés et notamment la perte d’équilibre.
· L’apprentissage de la chute permet d’entrer dans des peurs viscérales liées à notre nature humaine et de former physiologiquement le corps nécessaire à l’exécution des techniques d’AIKIDO.
· La chute, même « maîtrisée », reste douloureuse et éprouvante.
· UKE ne se limite pas au seul UKEMI. Il est à la recherche d’équilibre ce que l’apprentissage de la technique par TORI est au déséquilibre.
· La saisie n’est pas une attaque au sens réel. Elle est son ébauche.
· Elle est le moyen éducatif mis à la disposition du pratiquant (UKE et TORI) pour lui permettre d’apprendre et comprendre physiquement, intellectuellement et émotionnellement les principes qui sous-tendent sa pratique.
· Dans le cadre du dojo, une attaque n’est pas portée dans le but d’attenter à la vie de TORI ou de lui nuire, même si la pratique impose d’y croire.
La question reste donc de savoir comment UKE doit se comporter pour remplir son rôle.
Mais peut-être conviendrait-il, dans un premier temps, de préciser quel est ce rôle ?
A plus d’un titre, UKE doit se comporter comme un père avec son enfant. C’est d’ailleurs la principale raison pour laquelle ce rôle devrait être joué par un avancé, c’est à dire un pratiquant parvenu à maturité. C’est une situation avérée dans les BUDO classiques qui utilisent des armes. En effet, on ne manipule pas une arme, même en bois, comme une saisie ou une main.
Dans la plupart des traditions orientales, la vie humaine se déroule par période de 7 ans. Un dicton japonais recommande d’ailleurs : « Jusqu’à 7 ans, sert ton enfant comme un prince, après sert-en comme d’un esclave. ».
Ceux qui ont la chance d’avoir éduqué leur(s) enfant(s) comprendront facilement de quoi il s’agit. Durant le difficile passage de la position assise à la position verticale, l’enfant a besoin de ses parents. C’est donc leur rôle de l’assister tout au long de cet apprentissage. Dans un premier temps, ils l’aident à se tenir debout en lui tendant des bras accueillants pour l’inciter à se lever et le rassurer, prennent garde à réduire ses chutes au maximum ou pour le moins s’assurent qu’il ne risque pas de se faire mal ou « trop » mal, car ils savent que les chutes et les bosses gardent une valeur éducative. Puis, quand il parvient fébrilement à se tenir debout, en s’agrippant à eux ou aux meubles, ils l’aident patiemment à faire ses premiers pas en lui prêtant leurs doigts, s’harmonisent à son rythme, calquent leurs pas sur les siens, en un mot consacrent le temps nécessaire au bon déroulement de cette expérience unique dans les meilleures conditions possibles. Ensuite, quand il s’aventure à abandonner cette protection rassurante en lâchant une main, puis l’autre, pour se lancer seul sur ses deux jambes de ses pas hésitants et instables, ils l’accompagnent, prêts à intervenir au moindre déséquilibre, à le soutenir en cas de défaillance et ne manquent jamais de l’encourager par des paroles réconfortantes. Enfin, il marche. Puis il court, il saute des marches, une, puis deux. Après viennent les patins à roulettes, le vélo, le foot et tant d’autres choses que les parents ne manqueront pas de s’enthousiasmer à lui montrer, et ce durant sept années.
Mais que sont, au juste, 7 années de la vie d’un AIKIDO-KA ? A ce niveau également subsiste une certaine ambiguïté. Sept années à raison de deux cours de deux heures par semaine sont une chose, sept années à raison d’un cours de deux heures par jour une autre chose. Dans le premier cas, elles représentent environ 1450 heures, dans le second plus de 5000 heures, soit 3 fois plus. En matière d’aéronautique, par exemple, seul est pris en compte le nombre d’heures de vol pour déterminer les aptitudes d’un pilote. En AIKIDO, cette imprécision est à l’origine de multiples méprises sur la qualité, les aptitudes et la valeur des uns et des autres. En général, les pratiquants mettent plus volontiers en avant leur nombre d’années de pratique et restent discret sur leurs heures de vol.
Mais peut-on normaliser cette situation ? La meilleure formule consisterait à se calquer sur la pratique des UCHI-DESHI de O’SENSEI. Lorsque Maître TAMURA est arrivé en France, il avait environ 12 années d’ancienneté…, mais combien d’heures de pratique ?
La seule raison pour laquelle nous mettons cette ambiguïté en évidence est de permettre au pratiquant de réaliser que les 7 premières années de la vie d’un aïkido-ka sont à mesurer en heures plus qu’en années de pratique et ainsi comprendre que la première enfance peut durer beaucoup plus longtemps pour une grande majorité de pratiquants. Autrement dit, UKE devra conserver à leur égard les mêmes prédispositions qu’un père pour son enfant. Dans l’échelle de mesure proposée ci-dessus, la fin de la première période de 7 années pourrait correspondre au grade de YONDAN, censé sanctionner la fin de l’apprentissage de la technique. Le pratiquant parvenu à ce stade en a fait le tour – en long, en large et en travers -, il est rompu à toutes ses spécificités, comme le pianiste possède la technicité des 10 doigts et du pédalier de son piano. Il est capable de jouer sans difficulté les grandes pièces du répertoire. Il peut désormais commencer à interpréter la musique, mais il ne possède pas encore SA musique.
Dès lors, à quoi bon tenir dur ou fort, à quoi bon tester quand le partenaire ne sait pas encore marcher seul ? Que penserions-nous d’un père qui considérerait que son enfant sait marcher à partir du moment où il se tient debout, qui déciderait donc de ne pas lui offrir ses doigts mais lui saisirait la main, lui imposerait son rythme, ses enjambées, le réprimandait s’il ne suit pas ? Il est fort à parier que cet enfant ne devienne un attardé.
En reprenant le parallèle entre le pratiquant d’AIKIDO et l’enfant durant les 7 premières années de sa vie, on pourrait considérer que la position debout correspond à l’apprentissage de l’UKEMI et la marche à celui de la technique, aussi bien en tant que TORI qu’UKE puisque, comme nous l’avons vu, ces deux aspects sont indissociables de la pratique.
Une autre incompréhension du rôle d’UKE réside dans le fait que, dans la plupart des cas, UKE ne sait pas plus marcher que TORI, ou à peine mieux, voire moins. En revanche et paradoxalement, du fait qu’il lui appartient d’attaquer, il a loisir de fausser le jeu en n’offrant pas à TORI la saisie dont il a besoin pour comprendre et réaliser la technique.
On a trop disserté à propos de la « complaisance » d’UKE. Beaucoup, trop nombreux, considère en effet qu’ils n’ont pas de raisons de chuter si le mouvement exécuté ne les y oblige pas, ne les y entraîne pas. Ils sont ce qu’on pourrait appeler les absolutistes, les : « Christ, puisque tu es Christ, descends donc de ta croix ! », ou autrement dit « Puisque tu dois me faire chuter, montre-moi que tu en es capable ! ». Si l’on veut bien considérer, pour les besoins de la démonstration, que ce comportement soit dicté par des soucis d’ordre pédagogique, il peut sembler utopique d’attendre de la part d’un pratiquant qui ne sait pas encore marcher seul, ou à peine, qu’il réalise un mouvement imparable, ou gagne les 100 mètres aux jeux olympiques ! Il n’est pas moins présomptueux d’exiger que TORI marche quand on se tient à peine debout soi-même. Bien souvent, cette attitude n’est dictée que par le souci de se ménager car, comme nous l’avons vu, la chute, même « maîtrisée », reste pénible et douloureuse. Aussi, sous prétexte de ne pas être complaisant avec TORI, on finit par être complaisant envers soi-même. Dans bien des cas, malheureusement, il s’agit plus d’une manifestation de l’ego que d’une véritable vocation pédagogique, dans ce sens où contrarier la réalisation de la technique permet de se rassurer sur sa propre incapacité à la réaliser soi-même. Ils pensent : « Je n’y parviens pas, mais il n’y parvient pas non plus !… et je ne fais rien qui puisse lui permettre d’y parvenir. ». Ce comportement, quelque peu stérile, empoisonne littéralement la pratique sur les tatamis. En effet, il s’apparente à une ingérence du rôle d’UKE sur celui de TORI : c’est exiger de lui qu’il fasse correctement sa part de travail pour accepter de faire la sienne. Or, il entre dans le rôle et la fonction d’UKE de faire le premier pas en créant les conditions favorables, en proposant l’ébauche la plus affinée. En effet, pour aider son enfant à marcher, on ne lui fait pas traverser un champ de mines, on ne sème pas d’obstacles son parcours, on ne leste pas ses pieds avec des chaussures en plomb. Bien au contraire, on dégage le terrain, on éloigne les obstacles et on lui enfile des chaussures adaptées à la marche. Par ailleurs et de surcroît, ils se privent eux-mêmes de la part de pratique dont leur corps a besoin pour se former : refuser de tomber est une chute définitivement perdue. N’est-ce pas en forgeant que l’on devient forgeron ? Dès lors, il appartient à UKE de faire consciencieusement son travail et à TORI le sien, indépendamment mais ensemble. Cette notion s’appelle : AWASE.
En y regardant de plus près, cette dernière proposition peut paraître foncièrement égoïste. Elle l’est effectivement. « Connais-toi toi-même et tu connaîtras les autres. » pourrait donc se traduire en termes de pratique AIKIDO : « Connais la chute et tu connaîtras le mouvement ». Il importe donc peu pour UKE, quelque part, que TORI parvienne ou non à réaliser la technique juste, pourvu que son embryon de mouvement lui permette de chuter et d’apprendre à son corps les lois de l’équilibre et du déséquilibre.
Les pratiquants qui comptent un certain nombre d’années d’expérience savent combien il est difficile de réaliser une technique sur un débutant qui n’a que quelques heures de pratique. A contrario, il n’est pas moins difficile et instructif de parvenir à chuter, c’est à dire à faire en sorte que la technique s’approche au plus près de ce qu’elle devrait être, avec quelqu’un qui ne possède pas encore toutes les clés lui permettant de la réaliser correctement.
Mais toutes ces digressions ne disent pas ce que doit être une saisie. Tout au plus, les quelques idées développées ci-dessus ont-elles permis de mieux cerner quel devrait être le rôle d’UKE. Une saisie doit-elle être dure, molle, puissante, forte, solide, souple, rapide, énergique, passive ? En fait, la question n’est pas là. Si l’enseignant demande un travail KOTAI, elle sera puissante et solide. S’il demande JUTAI, elle sera souple et énergique. Dans tous les cas et durant toutes les tentatives de TORI pour réaliser la technique, UKE doit, autant que faire se peut – à l’impossible nul n’est « tenu » – et dans les limites de la biomécanique s’entend, maintenir sa saisie et ne pas contrarier le mouvement, même s’il n’est pas « juste », pour ne lâcher qu’au moment où il est entraîné dans sa chute et finalement se relever. Si TORI travaille avec ses bras, UKE reproduit son mouvement avec les siens. S’il pousse, il recule ; s’il tire, il avance, etc… UKE doit, en quelque sorte, devenir le miroir de TORI, devenir ce que la photo est au négatif : son révélateur. Idéalement, il doit reproduire le résultat et les effets réels du mouvement de TORI, un peu comme le sketch des 2 clowns avec le miroir cassé. Ce n’est qu’ainsi que TORI parviendra à voir et comprendre ce qu’il fait et qu’UKE développera la souplesse du corps et de l’esprit indispensable à la compréhension des principes de l’AIKIDO.
Ces quelques suggestions n’ont pas la prétention d’épuiser le sujet, ni d’apporter de solutions miracles. Le rôle d’UKE s’expérimente et s’affine sur le tatami avant tout. Notre souhait est qu’elles apportent une contribution, un éclairage à cet autre aspect de la pratique, trop souvent déconsidéré. Cet article est une tentative d’engager les pratiquants à communiquer et élaborer ensemble ce dialogue à deux inconnus : FAIRE DE DEUX : UN.
Pour y parvenir, il est indispensable de connaître et posséder le rôle de chacun d’eux.
Pour conclure, nous rappellerons qu’UKE dérive du verbe UKERU qui signifie : RECEVOIR. Mais pour recevoir, il faut donner. UKE, par sa saisie, son attaque, doit faire le don de son énergie, son corps, sa compréhension, sa disponibilité, son expérience (aussi infime soit-elle), sa sensibilité et met symboliquement sa vie entre les mains de TORI pour lui permettre de réaliser AIKI, l’UNITÉ. Mais le pratiquant ne pourra espérer atteindre le TAO que s’il accepte d’explorer ces 2 éléments indissociables de la pratique : TORI et UKE, qui composent et constituent la technique de l’AIKIDO.
Daniel Leclerc
Milan, mai 2003